Alcool au bureau : bientôt la fin du Métro-Goulot-Dodo ?
Cela fait bientôt 15 ans que les Français ont jeté leur dévolu sur l’afterwork, ce sacro-saint apéro post-boulot venu du monde anglo-saxon. Un petit verre pour fêter ça ? Au contraire : demain, tout porte à croire que le bureau sera moins à la fête qu’à la diète.
Cet article est issu de l'ancien blog de Swile.
Cela fait bientôt 15 ans que les Français ont jeté leur dévolu sur l’afterwork, ce sacro-saint apéro post-boulot venu du monde anglo-saxon. Un petit verre pour fêter ça ? Au contraire : demain, tout porte à croire que le bureau sera moins à la fête qu’à la diète.
Octobre 2020 : sur les écrans extra-larges de toutes les (bonnes) salles obscures de France, quatre professeurs de lycée font cours ivres face à leurs élèves. Loin d’un accident, c’est une expérimentation que le réalisateur du film Drunk a voulu porter à l’écran : l'homme serait-il né avec un déficit de 0,5 grammes d'alcool dans le sang pour être pleinement fonctionnel ? C’est ce que laisserait suggérer la thèse du psychiatre norvégien Finn Skårderud qui a servi de point d’appui au long-métrage. C’est aussi la conclusion que pose plus explicitement le chercheur Andrew Jarosz, professeur de psychologie à la Mississippi State University, qui a évalué la créativité de 20 sujets après leur avoir demandé d’administrer des cocktails vodka-cranberry. Sa conclusion : Ivre, on résout les problèmes de façon plus créative.
En réalité, cela fait des siècles que les humains testent l’influence de l’alcool sur leur productivité : à l’usine, à l’atelier, à l'entrepôt ou au bureau, l’alcool a toujours accompagné les travailleurs. Churchill lui-même n’a-t-il pas mené ses troupes sous emprise ? Et Hemingway, Bacon ou Tchaïkovsky géré leur carrière d’artistes avec de l’alcool coulant dans les veines ? Lubrifiant social avéré et exutoire notoire, l’alcool a décuplé les exploits et pansé les échecs. Sauf que de la débauche à la déroute, il n’y a souvent qu’un pas. Retour en quatre grandes dates sur l’évolution de la “tise” au “taf”, et sur les signaux faibles qui laissent entrevoir la soif de sobriété des travailleurs.
1800 — Le verre est déjà dans le fruit
Qui trime tise ? Depuis que l’humain travaille, l’alcool l’a toujours accompagné dans sa besogne. Et pour cause, il entretient une relation de longue date avec la boisson. L’alcool marque d’abord l’ivresse originelle de Noé qui « planta la vigne et connut l’ivresse ». Il représente ensuite du courage liquide pour les guerriers de l’Antiquité. Il est également gage de sûreté au Moyen-Âge, où boire du vin est moins dangereux que de consommer de l’eau.
À l’époque moderne, il n’est pas étonnant de trouver de l’alcool sur le lieu de travail, ce dernier étant souvent… le bar lui-même. « Tous les contrats de l’époque moderne étaient conclus autour d’un verre, et très souvent prétextes à beuverie » confirme l’historienne Ann Tlusty. « Ces établissements [faisaient] office de lieux de rencontre pour conclure toutes sortes d’affaires. Les artisans achetaient leurs fournitures, prenaient les commandes et livraient les produits finis dans les cabarets ; les compagnons y signaient leur contrat avec de nouveaux maîtres ; les paysans s’y engageaient pour les travaux des champs ; les colporteurs y vendaient des articles de mercerie, des livres bon marché et transmettaient les dernières nouvelles ».
L’arrivée des machines dans le monde ouvrier accélère la cadence du levé de coude. On boit pour se donner de la force, pour décompresser, et pour supporter des conditions de travail difficiles. La consommation d’alcool à l’usine ou à l’atelier se ritualise : ancêtres lointains de l’afterwork, le rite de l’absinthe (un cul sec dans le milieu ouvrier), ou le rituel du Saint-Lundi (deux jours de biture suivis d’un jour d’absence juste après le versement du salaire) rythment les temps de travail.
Dans son roman L'Assommoir, Émile Zola dépeint dès 1876 le portrait du travailleur alcoolique, Boit-Sans-Soif, par opposition au bon ouvrier sobre, Goujet. « L’ouvrier n’aurait pas pu vivre sans le vin ; le papa Noé devait avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurs et les forgerons, écrit-il. Le vin décrassait et reposait du travail, mettait le feu au ventre des fainéants ».
En 1829, les premières Annales d’Hygiène Publique et de Médecine Légale décrivent le quotidien des grands centres industriels, devenus le lieu d’une « ivrognerie aux traits sombres ». Quelques années plus tard, le terme « alcoolisme » apparaît sous la plume d’un médecin suédois. Mais l'alcool reste longtemps toléré par le patronat : antirévolutionnaire, il fait taire les masses.
1900 — Le petit “canon” du travailleur
Début 20ème, la présence de la boisson continue de se banaliser sur le lieu d’exercice du travail. Pour des raisons de productivité dans un travail désormais taylorisé, la pause-déjeuner se prend désormais à l’usine, à l’atelier ou sur le chantier. À côté de la “gamelle”, le “canon” de rouge s’invite à la table des ouvriers.
En même temps qu’elle progresse, on saisit l’étendue des dégâts : une étude de 1961 révèle que l’alcool est responsable de 10% des accidents légers et 15% des accidents graves du travail. On découvre aussi que l’alcoolisme touche jusqu’aux cols blancs. Alors on s’organise : des associations d’anciens alcooliques puis des médecins alcoologues professionnels essaient de sensibiliser les salariés avec de la prévention. Dans les années 60, le Code du travail interdit la consommation d’alcool sur le lieu d’exercice de son activité. Mais l’avancée est timide, « le vin, la bière, le cidre et le poiré » restant, eux, autorisés.
Dans un journal télévisé diffusé sur Antenne 2 à l’aube des années 80, le présentateur de l’époque apporte des précisions sur la progression de l’alcool au travail. « Certaines professions s’y prêtent plus que d’autres, souligne-t-il, soit parce qu’elles sont basées sur une forte activité de relations sociales, soit parce qu’elles demandent beaucoup d’efforts physiques ».
À la même époque, une compilation d’études de l'Inserm confirme que « le milieu professionnel est un facteur favorisant la consommation d’alcool voire la légitimant par les « pots » » et que la consommation s’observe plus particulièrement chez « les professions les plus pénibles physiquement : bâtiment, agriculture, manutention et les professions en rapport avec le public ».
Aujourd’hui encore, on peine à trouver des alternatives à l’alcool pour supporter le travail dans les secteurs les plus durs. Immergé dans un abattoir breton à l’été 2016, le journaliste Geoffrey le Guilcher décrit dans son enquête Steak Machine le quotidien de travailleurs obligés de noyer l’horreur de leur emploi dans les médicaments, l'alcool et/ou les drogues.
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2000 — L’apéro de travail, cocktail explosif ?
Et puis finalement, tout travail ne mérite-t-il pas sa bière ? Dans les années 2000, l’univers start-up dépoussière l’image de l’alcool au travail, si c’était vraiment nécessaire. C’est la naissance de l’afterwork, nouveau rituel alcoolisé du monde contemporain. Le concept hérite à la fois de la tradition ouvrière britannique du “seven to one” mais aussi de la culture japonaise de la “nominication” (contraction de “nomu”, boire et de communication) dans laquelle les travailleurs se réfugient après le travail dans de petits bars à l’alcool bon marché, les Izakayas.
Dans la Silicon Valley du début du 21ème siècle, la bière remplace l’eau dans les fontaines de bureau, relate un article du Wall Street Journal. Au sein de l’entreprise de partage de fichiers Dropbox, les fiches de poste vantent les mérites des « Whiskeys Fridays » (Vendredi Whisky). À Londres, la start up Deskbeer approvisionne les bureaux en bière artisanale chaque fin de semaine. Quant au géant du coworking WeWork, il fait de la distribution quotidienne de bière gratuite et illimitée un argument commercial de poids auprès des coworkers.
En 2007, l’afterwork débarque en France : du fait de la généralisation des open spaces au détriment des bureaux fermés, la consommation d’alcool s’exfiltre hors des murs de l’entreprise. Dans le monde des bureaux, l’alcool est alors principalement utilisé pour décompresser : une étude du British Medical Journal confirme que les individus qui travaillent plus de 49 heures par semaine sont 12% plus à risque de boire au-delà des limites raisonnables que les autres.
2030 — La fièvre du lundi matin
Après des siècles de travail sous emprise, la coupe à cocktail serait-elle pleine ? Depuis le milieu des années 2010, la promotion de l’alcool au travail semble en effet reculer lentement mais sûrement. En 2014, un décret modifie le code du travail pour permettre aux entreprises d’imposer à leurs salariés le zéro-alcool entre leurs murs, alors que le fait d’imposer la sobriété aux salariés avait été refusé au fabricant d'engins de chantier Caterpillar en 2012.
En 2017, Uber “donne l’exemple” à l’international en interdisant la consommation d’alcool pendant les heures de travail —événements pros compris— et en plafonnant les frais d’alcool de ses salariés. Quant à WeWork, il limite désormais à 35 cl la bière offerte à chaque coworker.
Si les facteurs de cette évolution sont multiples, l’évolution de la place de la masculinité au travail pourrait bien y être pour quelque chose. Souvenons-nous : à l’époque moderne, le bar est le lieu où travaillent les hommes ; dans les années 70, c’est un privilège des patrons dans leurs bureaux fermés et le stimulant de ceux qui travaillent « à la dure ». Pas étonnant donc que dans un 21ème siècle marqué par les scandales #MeToo et par la baisse régulière des inégalités homme-femme au travail, l’afterwork et ses débordements ne soient plus à la fête. Dans le cas d’Uber, c’est d’ailleurs précisément pour lutter contre la “bro culture” qu’on a mis le holà sur les petits apéritifs.
L’afterwork du futur sera-t-il No-Lo ("no alcohol" ou "low alcohol") ? Pas si facile d’effacer des siècles de buvette au boulot : en télétravail pendant les confinements successifs de 2020-2021, cinq millions et demi de Français ont augmenté leur consommation d'alcool. Pour autant, la prise de conscience sur les effets de l’alcool sur la santé mentale et physique des salariés n’a peut-être jamais été aussi forte.
La hype de l’afterwork étant venue tout droit du monde anglo-saxon, il faut sûrement regarder Outre-Manche et Outre-Atlantique pour savoir ce que nous réserve l’avenir. Or en Grande-Bretagne, la part des "teetotal" ("totalement abstinents") chez les 16-24 ans est passée de 18% à 29% entre 2005 et 2015. Et d’après un sondage lancé en 2020 aux États-Unis, 15% des adultes prévoyaient de participer à Dry January (janvier sans alcool) en 2021. Sobres, les travailleurs vont ainsi inciter les entreprises à réinventer leurs soirées.
Après un démarrage timide en 2016, les befores-work —alternative sobre et matinale aux afterworks— pourrait ainsi revenir sur la scène professionnelle pour réchauffer l’ambiance des bureaux, sans noyer ses occupants dans les degrés d’alcool. Aujourd’hui la question reste entière : pourrait-on supporter le travail sans aucune forme d’ébriété ? « En France, la morale et la loi laissent croire que la consommation [d’alcool] est par essence négative ou néfaste, décrypte la psychologue du travail Gladys Lutz sur France Culture.
Mais quand on interroge les consommateurs sur les fonctions de l’alcool par rapport à leur travail, on voit que c’est (...) très largement du côté de la ressource. L’alcool peut être un stimulant, un décontractant, et s'engager dans une situation de travail marquée par le stress, la lassitude ou l’ennui avec un produit qui vient nous booster peut vraiment permettre de rentrer dans la situation de travail avec une plus grande efficacité ».
L’avenir serait-il dans un alcool délesté de ses degrés ? Déjà la consommation de substances sans-alcool mais apaisantes ou euphorisantes, se fait une place dans nos quotidiens. Dans les rayons des magasins, les boissons coup-de-fouet et spiritueux à degré zéro déferlent ; dans les bars, les mocktails à base de plante tropicale aux effets stimulants détrônent l’alcool ; dans les labos, l’ébriété inoffensive est en train de s’inventer. Ne reste au monde du travail qu’à les adopter.