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Biomimétisme : 3 comportements du vivant dont l’entreprise devrait s’inspirer

L’humain a tendance à se penser supérieur au monde du vivant, tant et si bien qu’il l’utilise jusqu’à le détruire massivement. Mais s’il se mettait à l’observer pour s’en inspirer, tout en le respectant ? Le monde du travail aurait alors tout intérêt à suivre le mouvement…

7 min
13 juin 2025par Léa François

Le monde du travail est-il aussi impitoyable que le monde du vivant ? À en observer ses aléas, ses instabilités, ses revers, il semblerait qu’on puisse facilement se laisser aller à la comparaison.

Et certains ont poussé le curseur encore plus loin : Paul Boulanger est spécialiste d’un biomimétisme adapté aux stratégies et aux organisations. Son cabinet de conseil Pikaia accompagne ainsi les entreprises dans l'accélération de leur transition écologique en les aidant à trouver de nouveaux modèles économiques ou de nouveaux modes d’organisation inspirés du monde animal comme végétal.

“Le vivant, c’est quand même 3,8 milliards d'années d'innovation, mais aussi de chaos, de catastrophes, de résilience. Comme on rentre maintenant dans un univers un peu instable, il va falloir avoir ces capacités d'innovation dans le changement, amorce-t-il. Et l'idée que j'ai eue, c'était de se dire : si on veut vraiment représenter le monde complexe tel qu'il est, puisqu’on parle d'écosystème d'affaires, allons jusqu'au bout : inspirons-nous vraiment des écosystèmes.”

Et on peut dire qu’il y a matière à inspiration. Énergie, relations interspécifiques, agilité… L’histoire du vivant nous montre que les modes d’organisations sélectionnés sont plutôt très pertinents. La preuve par trois.

1- La coopération chez le labre nettoyeur

Ce terme-là devrait vous parler : notre quotidien professionnel est régi par le principe de la coopération, au sens d’une collaboration en vue d’une action commune, le tout reposant sur un système d’entente et d’échanges.

Mais saviez-vous que de nombreuses espèces collaborent elles aussi au quotidien, et d’une manière plutôt smart ? Prenons l’exemple du labre nettoyeur, un joli poisson tropical aux reflets bleutés qui évolue dans les mers chaudes. Lui, son taf, c’est de déverminer les autres poissons.

“Il s'installe dans des sortes de stations de nettoyage, sur les récifs coralliens, et il va aller prendre, sur les écailles des gros poissons, les parasites qui s'y trouvent. On se retrouve donc sur un échange de services : d'un côté, il y a le labre qui bénéficie de la restauration à domicile, et de l’autre, le poisson déverminé qui va être en meilleure santé, et donc qui va survivre et se reproduire” explique Paul Boulanger.

Pourquoi donc l’entreprise devrait s’en inspirer ? Deux intérêts à cela : l’économie d’énergie et la complémentarité. Mais ces deux marqueurs ne vont pas sans un troisième : “Il y a toujours une forme de tricherie, prévient le consultant. À ce moment-là, il y a trahison, on bascule de la coopération au parasitisme.”

Pour éviter de tomber dans une situation pro où quelqu’un va la jouer perso au détriment du collectif, il faut avoir été attentif à une question : “Est-ce que, dans cette coopération, mes partenaires trouvent aussi leur propre intérêt ?”. “Sinon, on parie sur un engagement par la volonté qui va s'effondrer aux premières difficultés. Prendre soin de l'autre, c'est hyper important dans la coopération résume Paul Boulanger.

Dernière contrainte de la coopération à garder en tête : l’asymétrie. “Il y en a toujours un qui gagne un peu plus que l'autre par rapport à ses intérêts vitaux, et pour autant, la coopération continue parce que l’autre n’est pas en train de compter. La question, c’est : est-ce que moi, je reçois suffisamment par rapport à ce que je donne ? observe-t-il. Et sur ce point, on peut dire que les humains, qui ont tendance à un peu trop regarder l’assiette du voisin, ont beaucoup à apprendre du vivant.

2- L’auto-organisation chez les termites

Les espèces sociales, comme les fourmis ou les termites, nous permettent de tirer des enseignements sur les organisations agiles. “L'auto-organisation, c'est comment des agents peuvent travailler en autonomie, mais dans le sens du collectif définit Paul Boulanger.

Et en la matière, on peut dire que les termites sont assez époustouflantes. “Elles façonnent des structures hyper complexes, mais il n'y a ni architecte ni chef de chantier. Donc il y a de la coordination qui se fait, mais par approche type bottom-up, par émergence, parce que le système a été auto-organisé” détaille-t-il.

Concrètement, la termite n’a pas conscience de construire une termitière, mais elle sait ce qu’elle a à faire : “c'est par des interactions avec le terrain qu’elle va savoir à quel endroit positionner sa boulette de boue”, deux sens étant particulièrement mobilisés – le toucher et l’odorat. On parle de communication par synergie.

Transposée au monde du travail, l’auto-organisation se définirait comme beaucoup de liberté dans un cadre extrêmement clair” explicite le spécialiste en biomimétisme. Mais pour que l’équation fonctionne, plusieurs conditions doivent être réunies :

  1. Responsabilité individuelle : chaque agent·e a une compétence mise au service du projet
  2. Responsabilité de l’entreprise : chacun·e doit avoir les moyens de son autonomie
  3. Pragmatisme : les interactions doivent se faire au plus près du terrain
  4. Adaptabilité : il faut accepter que chacun·e fera du mieux qu’iel peut, selon ses ressources

En entreprise, ce modèle présente un gain en matière d’énergie et d’efficacité, contrairement à un mode d’organisation pyramidal. “Dans un moment de choc, si vous avez une structure très hiérarchisée, le temps que l'information vienne du terrain, remonte à la tête pensante, soit analysée, redescende en bas… Toute la détérioration d'informations sur la chaîne de commandement fait que, quand ça arrive en bas, ce n’est plus le moment et ce n’est probablement pas la bonne action analyse Paul Boulanger.

Moins prescriptive, plus adaptable et donc aussi plus résiliente, l’auto-organisation semble bien mériter d’être éprouvée en milieu professionnel.

💡 Un modèle d’auto-organisation chez les humains : les commandos

Pour entrevoir les bénéfices de l’auto-organisation, il suffit d’observer son application dans l’armée : “Ce sont des gens ultra-compétents, qui ont une mission extrêmement claire et, à l'intérieur, on leur dit « vous faites ce que vous voulez ». Sauf qu'ils ne font pas ce qu'ils veulent tout seuls, mais avec les autres. Donc il est question de coordination, de boucle de rétroaction, etc. Et on accepte aussi de s'adapter à la situation qu'on rencontre : ça veut dire aussi que j'ai un ego qui est bien placé, parce que si mon camarade, à côté, a fait un truc que je n’aurais pas exactement fait comme lui, et bien ce n’est pas grave, c'est là, c'est ce qu'il a fait, et il faut que je joue avec ça.”

3- Le “vol en V” ou transfert de leadership chez les oiseaux migrateurs

Même si vous ne connaissiez pas le terme, je suis sûre qu’en lisant “vol en V”, vous visualisez. Certains oiseaux migrateurs – comme les oies, les grues, les cormorans ou encore les canards – ont adopté cette technique de vol un peu particulière qui cumule les avantages : gain d’énergie, coordination optimale et meilleure surveillance des prédateurs. La clé ? Son système de rotation.

Celui qui est à la tête ne va jamais y rester tout le temps, Quand il commence à frôler la fatigue, il va faire un virage sur l'aile pour se retrouver en queue de peloton, et c'est le suivant qui va prendre la tête explique Paul Boulanger. Eh oui : l’oiseau en tête de file se prend toute la charge d’air, tandis que ceux derrière bénéficient “des tourbillons qui génèrent un courant ascendant, une portance”.

Un modèle d’organisation plutôt altruiste, me direz-vous. Mais parlons peu, parlons efficacité : quel retour sur investissement ? “On pense que, dans ce type de formation, les animaux économisent entre 10 et 15% de leur effort et qu’ils peuvent augmenter de 70% leur durée de vol rapporte le consultant. Là, je sens que j’ai capté votre attention.

En effet, l’entreprise a beaucoup à apprendre de ce déplacement optimisé, et surtout sur le principe général d’alternance de leadership et de gestion de la charge mentale. Mais pour s’en inspirer, il faut bien saisir le sens précis du “leadership” ici : “Le problème, c'est que souvent, dans les organisations humaines, quand on prend le lead, c'est qu'on a pris un poste. Souvent, on voit le chef, ce n'est pas ça. Le leadership, c'est quelqu'un qui a pris la responsabilité pointe Paul Boulanger.

Mais, ici, on parle d’une responsabilité pleine de sagesse, capable d’humilité et avec un ego bien placé. “Quand on est fatigué, il faut le dire et passer la place à des gens compétents. Évidemment, si je passe mon leadership, il faut que je m'assure que celui ou celle qui va reprendre le leadership ait la compétence. Donc le périmètre de transfert de leadership est hyper important” précise-t-il.

Autre leçon essentielle : en étant contraint d’échanger les rôles, on apprend à se mettre à la place de l’autre et cela nous responsabilise. De là, “le vol en V interdit de se laisser porter. On se laisse porter quand c'est le moment, mais on sait qu'à un moment, on va prendre le leadership. Et donc forcément, on ne se laissera pas porter de la même manière.”

💡 Un modèle de leadership tournant sur la fonction managériale : l’holacracie

On peut douter de l’application du système de leadership tournant à des fonctions plus complexes comme celle de PDG ou même dans un CODIR par exemple. Pourtant, donner le pouvoir de gouvernance à l’organisation elle-même a déjà fait ses preuves.

“Même pour la fonction de dirigeant, il y a des structures qui se sont organisées pour en faire non pas un poste, mais bien une fonction. Donc l'holacracie, par exemple, cela permet de découper la fonction du dirigeants en plusieurs rôles, et le rôle, il n'est pas forcément tenu par une seule et même personne tout le temps.”

Le transfert de leadership apparait aussi comme un outil vertueux dans nos organisations où l’épuisement professionnel n’est jamais très loin. “On nous a beaucoup appris à serrer les dents : parce qu'on nous a donné le poste, on veut montrer qu'on est à la hauteur… Ces enjeux-là mènent au burn-out. Partager le leadership, ça permet de ne pas épuiser une seule personne. Il ne faut pas le faire tout le temps, nuance l’expert, mais dans les endroits où il y a des risques d'épuisement, c'est tout à fait pertinent.”

Mais pour que le modèle soit pérenne, une condition est essentielle : la transparence du système. “À ce moment-là, il faut que ça ait été programmé dans l'organisation, pour que ça ne soit pas vécu comme un échec, sinon on va considérer que c'est un signe de faiblesse pas acceptable” met-il en garde.

Gare aux dérives de la bioinspiration

À ce stade, je pense que vous êtes plutôt convaincu·e de la source d’inspiration précieuse que peut constituer le vivant, et donc du bien-fondé du biomimétisme. Mais il est important d’avoir en tête quelques garde-fous, la sociologie du travail se méfiant des dérives inhérentes à la bioinspiration.

Déjà, il faut garder en tête que nous sommes des sociétés humaines. Le risque des analogies abusives, c’est d’aboutir à des aberrations : ”Le biomimétisme, c'est très intéressant en termes de créativité parce que ça permet de sortir de son cadre habituel de pensée. Mais il faut faire très attention à des contre-sens. Les espèces eusociales, par exemple, sont extrêmement déterminées. Or nous, nous avons des principes de liberté, en tant qu'humains, que ne va pas avoir une abeille ouvrière pointe Paul Boulanger.

D’où l’importance d’en faire usage avec précaution “pour éviter d'aller vers des formes de darwinisme social, qui ont été des formes très délétères” - le darwinisme social étant une théorie qui entend appliquer la théorie évolutionniste aux sociétés humaines. “C'est extrêmement dangereux de faire croire qu'on est comparable à des animaux - on en est aussi, mais on n'est pas que ça - parce qu’on en vient à des aberrations de prédétermination, à justifier les inégalités, etc.”

Last but not least : s’inspirer du vivant ne doit pas se produire sans une éthique du biomimétisme. “On ne peut pas utiliser le vivant au détriment du vivant alerte le consultant. “On épuise déjà le vivant par nos actions, si on continue à l'épuiser en faisant du biomimétisme, ce n'est juste pas acceptable” poursuit-il. Dès lors, comment le rendre au vivant ? Comment le rétribuer pour nous avoir apporté des modèles ? Sur ce point, notre spécialiste a aussi sa petite idée : “Il faut se demander comment on soutient ce qui est vivant en nous - l'énergie, l'envie - plutôt que d'en faire un truc où on va apprendre à être hyper efficient et donc où on va l'épuiser encore plus. Et aussi : comment on en profite pour se former à la connaissance du vivant, pour que les salarié·es comprennent mieux et s’impliquent dans leurs actions en tant que citoyen·es conclut-il.

Léa François

Journaliste

Journaliste qui écrit avec ses tripes, pour porter la parole de celles et ceux qui ne l’ont pas toujours. A postulé ici [...]

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