“Fake it until you make it” : avons-nous sombré dans la grande illusion ?
Elizabeth Holme et l’affaire Théranos : une tromperie de cette ampleur pourrait-elle avoir lieu ? L’incertitude, liée à l’avènement du numérique, ouvre-t-elle la voie à une forme de duperie généralisée ? Sommes-nous tous potentiellement devenus des illusionnistes ? Décryptage
Cet article est issu de l'ancien blog de Swile.
Il y a quelques semaines, Elizabeth Holmes, éminente fondatrice de l’entreprise Theranos, était condamnée pour escroquerie. Devenue milliardaire à l’âge de 30 ans, elle assurait avoir inventé une machine permettant d’effectuer des analyses sanguines avec une seule goutte de sang. Le tout emballé dans un joli storytelling (elle avait peur des piqûres durant son enfance). Problème, et pas des moindres : tout était faux. Mais l'enthousiasme et le charisme de l’entrepreneure ont suffi à convaincre les investisseurs.
Depuis l’hexagone, ce fait-divers nous interroge. Une tromperie de cette ampleur pourrait-elle avoir lieu ? L’incertitude, liée à l’avènement du numérique, ouvre-t-elle la voie à une forme de duperie généralisée ? A l’heure où l’on ne parle plus de “candidat.e.s/salarié.e.s” mais de “talents”, sommes-nous tous potentiellement devenus des illusionnistes ? Décryptage.
Pour nombre d’observateurs, Elizabeth Holmes est devenue l’incarnation même de l’adage américain “Fake it until you make it”. Jusqu’au bout, l’entrepreneure a tenté de garder la face malgré la révélation de cette arnaque grandeur nature dès 2015 par le Wall Street Journal. “L’échec n’est pas un crime, persévérer et ne pas y arriver n’est pas un crime (...) Mme Holmes a tenté jusqu’au bout de sauver sa société, ne vendant jamais une part”, avait scandé son avocat, Lance Wade, au début du procès, avant d’ajouter que sa cliente avait “coulé avec le bateau”. Le mensonge de Mme Holmes serait-il donc une forme de positive thinking poussé à son paroxysme ? Ou l’entrepreneure a-t-elle sciemment escroqué son monde, et dans le même temps, ses propres employés ?
Wild wild west
Une chose est certaine, pour que la supercherie fonctionne, il a bien fallu que l’écosystème vrille lui-aussi à un moment ou un autre. Depuis cette affaire, tous les regards se sont donc braqués vers la Silicon Valley, théâtre de ce scandale inédit. L’eldorado des entrepreneurs aurait-il montré ses propres limites ?
Pour Nicolas Colin, cofondateur de The Family et auteur de l’ouvrage “Un contrat social pour l’âge entrepreneurial” (Odile Jacob, 2020), il est essentiel de remettre les choses dans leur contexte. “Elizabeth Holmes a étudié à Stanford. Elle a choisi d’implanter sa medtech dans la Silicon Valley car elle en connaissait les codes. Mais il faut savoir que ce territoire est dédié au software et au consumer, tandis que Theranos était sur le marché du hardware et du médical. Tous ses investisseurs, à l’exception de l’un d’entre eux, ne venaient pas de la Silicon Valley”, rappelle-t-il.
Autrement dit (pardonnez-moi d’avance cette métaphore douteuse), son entreprise était telle un cocotier perdu dans un champ de patates normand : elle n’avait rien à faire là et aurait dû (logiquement) s’installer dans un campus spécialisé en medtech. Cela a donc clairement ouvert la voie à une forme d’opacité, bien arrangeante dans le cas de Mme Holmes.
Depuis le début de l’affaire, la Silicon Valley se défend donc d’avoir participé à cette supercherie, et refuse que l’on mette en cause ses gardes-fous. “Les Etats-Unis sont un pays immense, et cette composante est essentielle dans cette affaire”, ajoute Nicolas Colin. Alors, si on se pose la question de la possible émergence d’une telle arnaque au pays de Charcot et Pasteur, on peut penser peu probable qu’une entreprise prétendant avoir développé une telle technologie puisse passer entre les mailles du filet. L'échelle hexagonale est toute autre, et les instances de santé ainsi que les chercheurs auraient rapidement invalidé scientifiquement le produit promis (sorry feu les frères Bogdanoff).
Trop d’enthousiasme ouvre-t-il la voie à l'illusionnisme ?
Mais, pour en revenir à notre questionnement initial, qu’est-ce que cela nous dit de notre propre inclinaison à verser dans le mensonge, sciemment ou non ? Une partie de la réponse se trouve déjà dans l’écosystème dans lequel nous évoluons. Si l’on en revient au monde des start-up, celui-ci est constitué d’un équilibre fragile entre l’enthousiasme des entrepreneurs “par nature enclins au mensonge selon la loi de Bill Janeway”, note Nicolas Colin, et les cordes de rappel des investisseurs.
Nous ne disons pas là que les entrepreneurs sont tous des hurluberlus : “leur rôle est bel et bien de voir, au-delà de ce qui est possible aujourd’hui, ce qui pourrait l’être demain”, rappelle notre interviewé. Leur enthousiasme est donc clé pour avancer. Mais leur vision doit Bel et bien être confrontée aux tableaux des financiers. C’est ce savant dosage qui agit tel un rempart contre la fraude.
Si nous prenons maintenant un microscope, et appliquons la précédente réflexion non plus à la seule échelle de la startup nation, mais bien à celle de l’entreprise, on observe que certaines entreprises valorisent davantage l’enthousiasme, la vision, quand d’autres y sont beaucoup moins sensibles.
C’est d’ailleurs la majeure partie des entreprises tricolores. “Les Français sont souvent impressionnés par l’enthousiasme américain, et peuvent d’ailleurs se laisser duper, mais leur déception est d’autant plus grande quand ils constatent qu’il n’y a pas grand-chose derrière”, argue Nicolas Colin.
Sur le marché du travail, les entreprises attirent naturellement les candidats qui sont sensibles à leur culture. Ainsi, le style de management sera (normalement) en adéquation avec leurs attentes. Peut-on dès lors - par un raccourci de pensée - imaginer qu’une entreprise qui célébrerait une vision très ambitieuse et enjouée serait plus sujette à accueillir des candidat.e.s qui se survendent et des artisans du fake ? Pas si sûr pour Nicolas Colin. “Je ne suis pas certain qu’un candidat qui serait hyper enjoué et à l’aise à l’oral serait plus facilement pris qu’un autre en entretien. Les entreprises, qu’elles soient libérées ou non, se méfient des beaux-parleurs. Elles recrutent les gens pour exécuter un process bien défini”, affirme-t-il.
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L’incertitude dans une économie transformée
Ceci étant dit, force est de constater que, malgré toutes ces barrières à une certaine forme d'illusionnisme, nous vivons dans un monde empli d’incertitudes. Pourquoi ma chère Lucette ?
Tout simplement car nous n’avons pas encore totalement digéré le grand débarquement du numérique.
“Comme toute nouvelle technologie, celle-ci impacte l’économie en deux temps, sur une période de 70 ans environ. Durant la première partie, nous ne maîtrisons pas suffisamment la technologie pour en avoir une utilisation optimale. Nous sommes à la fin de cette première ère. Cela signifie que parmi le panel de tâches nécessaires à l’entreprise, toutes ne sont pas encore parfaitement édictées”, explique Nicolas Colin.
Cela signifie aussi qu’il faut recruter des personnes capables de juguler cette incertitude, sans que l’on puisse documenter les compétences nécessaires à l’avance. De ce fait, on peut imaginer que cela ouvre potentiellement la voie à une forme d’imposture, qu’elle soit, une fois de plus, consciente ou inconsciente. Or, c’est bien là la limite du crime. Et si c’était donc cette forme de flou qui ouvrait la porte aux illusionnistes ?
Expert de la santé psychologique au travail pour le cabinet Stimulus, Adrien Fender est le témoin privilégié de cette opacité qui règne actuellement au sein de certaines entreprises, notamment les sociétés non digital native. “Un flou qu’elles laissent circuler, car il est pratique à bien des égards”, affirme-t-il.
Désormais, les entreprises sont de moins en moins nombreuses à utiliser les fiches de postes, exigeant davantage d'habiletés relationnelles, comportementales ou d’adhésion aux valeurs. En soi, cela est louable. Le souci, c’est que bien souvent, derrière les grands mots, c’est le néant.
Pour notre spécialiste, le terme “excellence opérationnelle” représente la quintessence de cette dérive. “Nous avons tous notre propre définition de l’excellence. Elle n’a par essence pas de limites. Il faut donc l’objectiver et toutes les boîtes ne le font pas. Quant à l’aspect opérationnel, c’est la même chose. Cela va du choix de la couleur d’un bureau au contrat stratégique que vous allez signer. Tous ces termes “agilité”, “innovation frugale”, “symétrie des attentions”, c’est un peu comme l’astrologie, c’est toujours vrai. Mais ça ne veut rien dire. Les entreprises juxtaposent des séries de valeurs et cela peut donner lieu à des injonctions paradoxales pour leurs salarié.e.s (c’est-à-dire des demandes contraires, ndlr)”, poursuit Adrien Fender.
Le pire dans tout cela selon lui, c’est qu’en maniant ce flou, en ne parlant plus que de “talents” tout en désactivant les compétences techniques, les entreprises créent inévitablement une forme d’obsolescence par construction de leurs collaborateurs.rices qui sont toujours poussés à faire mieux, sans avoir les outils nécessaires. Ces derniers se retrouvent alors contraints d’itérer sans cesse tout en naviguant à vue, avec le risque d’être totalement à côté de la plaque.
Un flou qui sème les troupes
D’une certaine manière, nous pouvons donc tous potentiellement devenir des illusionnistes, à commencer envers nous-même. “Je pense que les collaborateurs subissent plutôt que de profiter de ce système. Je les compare à des hamsters qui tournent à vide dans une roue. Comme on ne leur donne pas de direction précise, ils peuvent facilement se fourvoyer. Ce sont souvent des gens investis qui vont aller au casse-pipe parce qu’ils ont un grand besoin de reconnaissance”, ajoute Adrien Fender. Bien sûr, il y aura toujours des arnaqueurs en chef, mais ce mouvement global de l’obsolescence programmée des salarié.e.s fait surtout le lit du burnout.
Le burnout, c’est justement la spécialité du psychiatre François Baumann. “Des salarié.e.s qui viennent me voir au cabinet car ils ont échoué après s’être engagés dans un sujet sur lequel ils ne connaissaient rien, j’en vois très régulièrement. C’est la même chose que ce qui se passe avec quelqu’un qui devient manager sans le vouloir vraiment, et sans avoir été formé”, rapporte-t-il.
Depuis son cabinet, le médecin observe également la montée des jeux de séduction au sein de l’entreprise, notamment à travers le mouvement du “positive thinking”. Un autre élément pouvant jouer sur une certaine forme de superficialité dans les rapports. “Il faut toujours se présenter sous son meilleur jour, être beau, séduisant, gentil, inspirant. A l’inverse, les personnes qui doutent, qui sont vulnérables, sont éliminées”, constate-t-il. Pour ne pas être perçus comme faibles, nous sommes donc inexorablement poussés à feindre et à paraître. “Des personnes comme Elizabeth Holmes se grisent peut-être tellement de leur propre mensonge qu’elles finissent par y croire”, analyse le Dr Baumann.
Alors qu’elle risque de passer une bonne partie de sa vie derrière les barreaux, la plus brillante illusionniste de cette décennie n’a pas encore dévoilé tous ses secrets. Ce que l’on pourra retenir de cette histoire est que le contexte dans lequel elle a opéré a eu un impact considérable sur la poursuite de son mensonge. Preuve s’il en fallait que même au XXIème siècle, tromper son monde, et se tromper soi-même, demeure une constante de l’humanité.