Dans cette entreprise, les salariés fixent eux-mêmes leur salaire (et ça se passe bien !)
Et si vous pouviez choisir vous-même votre salaire ? Ça peut paraître fou, mais ça existe. Dans cette boite française, on le fait et ça se passe bien. Comment ça marche ? Comment éviter les abus ? Est-ce une solution durable ? Rencontre avec un patron hors normes.
Avec près de 25 collaborateurs et quelques millions de chiffre d’affaires au compteur, l’entreprise Fasterize, spécialisée dans l’optimisation de la rapidité d’affichage des sites web, propose à tous ses salariés de fixer eux-mêmes leur salaire. Alors, idée de génie ou usine à gaz ? Stéphane Rios, fondateur et CEO (ex-CTO de Rueducommerce), nous répond sans tabou.
Dans votre entreprise, les salariés fixent eux-mêmes leur salaire. Une initiative qui n’est certainement pas née du jour au lendemain…
Stéphane Rios : Effectivement, ce n’est pas venu tout seul. Quand on a lancé Fasterize en 2011, nous étions sans le savoir une entreprise dite “libérée”, mais je n’avais jamais entendu parler du concept. Je voulais une entreprise vraiment différente, basée sur la transparence, la bienveillance, la responsabilisation et l’autonomie, des termes qui peuvent sembler chou à la crème aujourd’hui ! Au démarrage, nous étions tous dans une logique d’intrapreneuriat, chacun était responsable du succès de l’entreprise. Je n’ai donc jamais attaché d’importance aux horaires, au lieu de travail, à la pose des congés.
Peu à peu, nous avons construit notre “package”, puis s’est posée la question des salaires lorsque nous avons dégagé suffisamment de bénéfices pour envisager de nous augmenter. Nous y avons réfléchi entre adultes, autour de la table. Il faut savoir que nous partagions déjà nos fiches de salaire au même endroit (nous étions 6 en 2016), et nous pouvions tous accéder aux informations des autres.
Concrètement, comment cela fonctionnait au démarrage ?
Stéphane Rios : Je suis partisan des choses simples, et je me suis dit que j’étais entouré de gens intelligents. Nous avons donc décidé de mettre en place un Google Sheet dans lequel on retrouvait les salaires en place, et à côté les souhaits d’augmentation. Si personne ne s’y opposait (que ce soit moi ou les autres collaborateurs), c’était validé. Cela a permis des augmentations considérables de 40 à 60 K par an par exemple.
Pour financer ces augmentations, avez-vous une enveloppe globale à allouer ?
Stéphane Rios : Non, nous n’avons jamais prévu d’enveloppe pour les augmentations. Bien sûr, il faut que cela soit cohérent avec l’état des finances de l’entreprise, c’est pourquoi nous avons construit un reporting financier qui est partagé avec tous les salariés.
Nous avons tout de même amélioré le processus en demandant aux salariés de justifier leurs demandes d’augmentation en faisant un benchmark du marché et en préparant un argumentaire par rapport à leur implication et leurs réalisations au sein de l’entreprise. J’entends aussi les arguments émanant de la vie personnelle comme l’arrivée d’un enfant, l’achat d’un appartement…
Mais malgré tout, n’y a-t-il pas un risque que cela mette en péril les finances de l’entreprise ?
Stéphane Rios : Chez nous, le salaire médian est de 68 000 euros bruts annuels, ce qui n’est pas extravagant pour une entreprise de la tech. De plus, nous sommes une entreprise en croissance. D’un point de vue extérieur, que des salariés s’augmentent de 5000 euros par an, cela semble beaucoup, mais à l’échelle de la boîte, qui fonctionne bien, ce n’est pas vrai du tout. Je suis tellement choqué par les entreprises qui gagnent des millions, voire des milliards, et rechignent à augmenter de 100 euros leurs salariés alors que c’est une goutte dans un océan. Le capital d’une entreprise, ce sont ses collaborateurs !
Donc il n'y a jamais eu de dérapages ? Des gens qui s’augmentaient de manière démesurée, ou au contraire pas assez ?
Stéphane Rios : Déjà, il faut bien comprendre que la notion de liberté n’est pas à prendre au pied de la lettre. Nous partageons tous des règles sociales, c’est pareil pour les horaires, les salaires. Nous avons eu une seule fois le cas d’une personne qui s’était augmentée de 10K, ce qui ne collait pas vraiment avec ses résultats de l’année. On ne lui a pas dit, “c’est hors de question”, on est simplement allés le voir pour le challenger, et de lui-même, il a baissé son augmentation de 5K. Nous avons eu à l’inverse plusieurs fois le cas de personnes qui ne s’étaient pas suffisamment augmentées, et pour lesquelles on a dû tirer le salaire vers le haut. Il est vrai que le process n’est pas naturel, surtout dans notre société où le salaire est encore tabou.
Permettre aux salariés de fixer leur propre salaire, n’est-ce pas prendre le risque de favoriser les “grandes gueules”, et notamment les hommes ?
Stéphane Rios : Je crois que c’est avant tout une question de personnalité, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. C’est d’ailleurs une question à laquelle je fais très attention. Nous veillons à ce que les gens s’augmentent sur la base de quelque chose qui reflète la réalité de leur travail, leur engagement. Par exemple, je revalorise régulièrement certaines personnes : elles peuvent ne pas être à l'aise avec l'argent ou avec le concept de décider de son augmentation ou encore se sous-évaluer.
Donc il n’y a pas de risques de tomber dans une individualisation à outrance de la rémunération ?
Stéphane Rios : Pour moi, la rémunération est par définition quelque chose de très individuel. Par contre, je ne fais pas d’entretiens individuels, et mes collaborateurs partagent des objectifs communs. C’est l’atteinte de ces objectifs qui conditionne logiquement les augmentations au global. Les commerciaux ne sont pas payés avec du variable, car il n’y a pas de raison scientifiquement prouvée qui démontre que cela doit être la norme. Notre politique de rémunération est donc individuelle, mais pas individualisante car les décisions ne viennent pas d’en haut.
Et votre propre salaire, est-il transparent ?
Stéphane Rios : Bien sûr, cette idée que la transparence ne serait que pour les salariés m’insupporte, cela crée une vraie dissonance cognitive.
La boite grossissant, avez-vous vu apparaître de nouvelles dynamiques et difficultés ?
Stéphane Rios : Non, mais je ne manquerai jamais de soumettre le procédé à la critique et l’amender si cela est nécessaire.
En permettant aux salariés de s’augmenter librement, vous évitez la fuite des talents ?
Stéphane Rios : Cela peut quand même arriver. Si quelqu’un vient me voir pour me dire qu’on lui offre 50% de plus dans une autre entreprise, on en discute et on voit si cela est cohérent par rapport à son poste et les finances de l’entreprise. Si ce n’est pas possible, tant pis. Pour moi, c’est un sujet comme un autre. Il n’y a pas de tabou.
Encouragez-vous les autres dirigeants à suivre votre modèle ?
Stéphane Rios : Je ne souhaite pas m’ériger en modèle. Je crois que tout ce que l’on fait dans l’entreprise ne fonctionnerait pas dans d’autres, si on prenait les choses une à une. C’est un tout. Je veux juste que mes salariés soient bien dans leurs baskets. Je n’ai pas pour seul objectif que ma boîte fasse 50 millions d’euros de chiffre d’affaires. La boîte grandit et c’est ça qui est passionnant !