société

Les néo workaholic : le télétravail nous a-t-il rendus plus addicts au boulot ?

C’est un fait : le télétravail a considérablement augmenté le temps que nous consacrons à pianoter derrière notre clavier. Dès lors, doit-on y voir la porte ouverte à une nouvelle forme d’addiction au travail ?


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48,5 minutes par jour, soit environ 4H par semaine : c’est le temps supplémentaire que nous concédons à la sphère professionnelle depuis que le télétravail s’est imposé dans nos vies avec la pandémie. C’est ce que révèle une étude menée auprès de 3,1 millions d’employés aux Etats-Unis, en Europe et au Moyen-Orient durant 16 semaines pendant le premier confinement.

La raison de cet allongement de la durée de travail est désormais connue de tous : elle procède d’une forme de “dette morale” ressentie par les télétravailleurs du fait des préjugés encore tenaces voulant que le “télétravail, c’est plus la télé que le travail”.  De plus, le temps économisé sur le transport ou encore le raccourcissement de la pause déjeuner ont été largement reportés sur l’activité professionnelle.

Plus t’es engagé, et plus le télétravail peut-être dangereux

Le télétravail est donc un terreau fertile au développement de l’addiction au travail chez certaines personnes déjà très engagées, d’autant qu’en télétravail, cette potentielle addiction se double d’une addiction aux outils numériques”, affirme Suzy Canivenc, chercheure à la chaire “Futurs de l’Industrie et du Travail” des Mines Paris-PSL et à l’Observatoire de l’infobésité et de la Collaboration Numérique (OICN).

Conçus pour augmenter notre taux de dopamine en nous apportant une forme de satisfaction immédiate, les réseaux sociaux que nous utilisons dans la vie privée nous font souvent prendre de mauvaises habitudes dans la sphère professionnelle, via l’utilisation outrancière d’outils comme Slack ou Teams par exemple.

Ces phénomènes sont susceptibles d’accroître les facteurs de risques psycho-sociaux (RPS) dans toutes leurs dimensions, à commencer par le fameux allongement du temps de travail. “Il est plus facile de couper définitivement de notre travail le soir et le week-end lorsqu’on le pratique uniquement en présentiel dans les locaux de notre employeur. Cela est beaucoup plus difficile lorsque notre activité professionnelle est en permanence à portée de main (d’autant plus avec les smartphones), occasionnant le fameux « brouillage » entre les temps de vie (pro-perso)”, poursuit la spécialiste.

Un “blurring” qui est d’autant plus prégnant que les journées de travail à la maison ressemblent de plus en plus aux journées passées au bureau. “C’est un enchaînement sans fin de réunions, avec les interactions physiques en moins. Alors qu’autrefois, le télétravail servait plutôt à s’adonner aux tâches nécessitant de la concentration”, affirme Emmanuelle Léon, professeure de management à l’ESCP Business School, et Directrice de la chaire reinventing work en partenariat avec BNP Paribas

“Le travail empêché est très nocif pour la santé mentale”

Outre l’allongement du temps de travail, les outils numériques ont aussi pour effet d’accroître l’intensité du travail. Les notifications permanentes exigent que nous nous adonnions au multitasking. Pour Suzy Canivenc, cette situation, lorsqu’elle est permanente, peut impacter d’autres facteurs de RPS comme les exigences émotionnelles, un sentiment de perte d’autonomie, d’anxiété ou d’insécurité. Une sur-utilisation des outils numériques qui entraîne une “infobésité”, tourbillon dans lequel nous recevons plus de messages que nous sommes capables d’en traiter. “Et dans cette affaire, nous sommes tous bourreaux et victimes”, pointe Suzy Canivenc.

Un culte de l’urgence qui impacte la santé des travailleurs, incapables de gérer cette masse d’informations, ne serait-ce que d’un point de vue cognitif. “Les recherches pointent particulièrement deux risques : la non qualité du travail réalisé (à l’origine d’un sentiment de « travail empêché » très nocif pour la santé mentale) et la décompensation (qui peut prendre une forme proche du burn-out)”, précise la chercheuse. Elle ajoute qu’une étude menée dès 2008 démontrait déjà que les interruptions poussaient les travailleurs à compenser le temps perdu en essayant d’avancer plus vite, entraînant du stress accru, un sentiment de frustration, de perte de temps et d’efforts.

Une addiction plus socialement acceptable ?

Mais par-delà les dérapages incontrôlés provoqués par cet empilement sans fin d’outils, tel un “millefeuille” numérique devenu indigeste, quelle est la frontière avec une réelle addiction ? Pour Emmanuelle Léon, il est important de “distinguer le fait d’être accro au travail, et le fait de travailler de longues heures”.

Même si elles travaillent beaucoup, certaines personnes demeurent en capacité de décrocher le temps venu. De plus, une étude américaine démontre que les dangers sur la santé sont plus élevés chez les personnes qui n’aiment pas leur travail, entraînant des risques de dépression ou des troubles du sommeil.

Finalement, plus que le temps passé derrière un écran, c’est aussi tout ce qui se trame en coulisse derrière ce travail qui importe. D’après Betsy Parayil-Pezard, CEO de Connection Leadership et spécialiste de la transformation des entreprises, “l’addiction est avant tout une question en lien avec l’identité de la personne. On développe une addiction lorsque l’on pense que l’on n’a pas de valeur”.

Selon Emmanuelle Léon, la disparition d’un certain nombre de nos repères sociétaux comme l’effondrement de la cellule familiale, de l’engagement religieux et politique  “concourent à faire du travail un élément très structurant de nos vies, même si la relation à l’entreprise a considérablement évolué avec le Covid-19”.

Sans compter que la pente est glissante lorsqu’il s’agit du travail puisqu’il est socialement bien plus acceptable d’être addict au boulot qu’à la drogue, même si certains des mécanismes activés sont identiques. De ce fait, il est très difficile d’objectiver soi-même cette addiction, d’autant que l’entourage a moins tendance à mettre des freins.

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Plaidoyer pour une bonne utilisation des outils numériques

Finalement, l’addiction au travail a toujours existé, mais les outils numériques ouvrent très clairement une porte à son expression. “Le problème ne vient pas de l’outil en lui-même mais de l’usage qu’on en fait (une utilisation compulsive en mode synchrone, au lieu d’un usage raisonné respectant le caractère asynchrone de ces outils)”, renchérit Suzy Canivenc.

En l’espèce, on attend des travailleurs qu’ils s’auto-régulent d’eux-mêmes, adoptant de bonnes pratiques comme l’actualisation de leur statut avec les modes “absent” ou “occupé”, le filtrage des emails, l’arrêt des notifications sur certaines plages de travail, l’envoi des messages à des heures respectables, l’instauration de time blocker, l’arrêt des réunions au bout de 30 minutes etc… Le problème étant que si tout le monde ne respecte pas à la lettre ces consignes, cela comprend des risques de passer à côté de messages urgents, de ralentir le travail des collègues qui se sentent toujours soumis au culte de l’urgence, mais aussi de se faire mal voir par ces derniers et la hiérarchie. “C’est pourquoi ces bonnes pratiques doivent se définir en équipe”, insiste la chercheuse.

Des règles qui peuvent découler d’un cadre posé par le biais de la DRH, DSI ou de consultants extérieurs, et qui ont l’intérêt d’envoyer un message fort. Mais les équipes doivent inévitablement s’en emparer pour les adapter à leurs besoins dans le réel. “L’organisation doit également veiller à ce que les différentes pratiques numériques des équipes soient compatibles entre elles et n’entraînent pas d’interférences ni ne renforcent les silos au niveau global de la structure”, ajoute Suzy Canivenc.

Les managers doivent montrer l’exemple

Pour Emmanuelle Léon, il ne faut pas non plus oublier le devoir d’exemplarité du top management sur ces sujets. De plus, les recherches de la professeure en management démontrent que “si la culture d’entreprise valorise ou valorisait une forme de présentéisme, cela va avoir pour effet d’allonger les heures de travail à distance pour montrer sa disponibilité et son engagement”, estime-t-elle.

Enfin, Betsy Parayil-Pezard nous invite à prendre encore plus de distance avec le sujet en nous rappelant que la façon dont nous travaillons impacte aussi notre projet de société. “On a l’impression que cela ne concerne que nous, alors que c’est tout un système que l’on choisit ou non d’entretenir”, affirme-t-elle. Et d’ajouter : “Il faut prendre le temps d’analyser ses habitudes et décider de ses propres limites”.

Et si l’on ne parvient pas à s’arrêter, il demeure possible d’utiliser la technologie… pour parer aux dérives de la technologie. “Nous sommes de grands enfants, soumis à une forte impulsivité, alors il faut parfois en passer par là. N’oublions pas non plus que nous avons besoin d’évoluer à chaque âge, et qu’il est de notre responsabilité de créer des situations qui sont favorables à ce développement, que l’on ait 20 ans, 40 ans, ou 60 ans. Pour développer notre intelligence émotionnelle et relationnelle, nous avons impérativement besoin d’interactions avec les autres”, rappelle l’experte en leadership.

Le télétravail ouvre donc clairement la porte à un repli sur soi et une hyperconnexion. Reste que le sujet de l’addiction demeure éminemment personnel, quand le travail devient l’un des uniques vecteurs de la réalisation de soi. Pour traiter l’addiction au travail, il convient donc d’entreprendre un voyage plus profond qu’un simple verrouillage de ses notifications…

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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