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L’IA peut-elle venir à bout des bullshit jobs ?

Les métiers utiles sont-ils vraiment ceux qu’on croit ? Et si l’IA permettait d’y voir plus clair ? Par Samuel Durand, expert du future of work.


8 min
29 mars 2024par Samuel Durand

C’est avec ces mots que j’ai posé la question à l’ensemble des speakers du documentaire AI at Work: who runs the office ? Et si elle a fait glousser certains d’entre eux, notamment dans l’enceinte guindée d’Oxford, peu habituée aux vilains mots, elle a fait réfléchir la plupart des autres qui ne semblaient pas encore s’être interrogés sur le sujet.

Le terme de bullshit job fait référence à l’article éponyme écrit par l’anthropologue David Graeber qui le définit comme : Un boulot à la con (…) si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le contrat avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli. (…) Ils savent que tout est construit sur un mensonge.”

Des cols bleus…

Au cours des décennies précédentes, ce sont surtout les cols bleus dont les emplois ont été menacés par le progrès technique et les innovations technologiques. Les usines se sont modernisées, des machines ont pris le relais sur certaines tâches, elles ont transformé le quotidien de certains et remplacé le travail d’autres. En 1974, 5,7 millions de personnes travaillaient dans l’industrie en France, aujourd’hui, elles sont moins de 3 millions.

Il y a quelques années, lorsque les cabinets de consulting ont commencé à intégrer l’impact de l’intelligence artificielle sur le travail dans leurs rapports d’études, ils présentaient la technologie comme un risque majoritairement pour les travailleurs les moins qualifiés, les moins rémunérés, y compris les cols bleus. Mais tout a changé avec l’arrivée des LLM, les Large Language Models, ces modèles d'apprentissage automatique basés sur des architectures de réseaux de neurones profonds appelées Transformeur et entraînés sur de vastes ensembles de données textuelles. (ChatGPT que vous avez peut-être déjà testé en est l’exemple le plus connu)

… aux cols blancs

Or aujourd’hui, la majorité des emplois menacés de remplacement concernent les cols blancs dont une partie des tâches consiste à générer des contenus : rapport d’étude à rallonge, powerpoint, emails de reporting remplis de jargon, traductions longues, contenus pour les réseaux sociaux… Or c’est précisément pour ce type de tâches que les IA dont on entend parler à longueur de journée sont particulièrement efficaces !

Le consultant qui doit produire un rapport d’une centaine de pages va enfin pouvoir souffler, ChatGPT est excellent pour broder autour d’une idée courte et clairement formulée.

Et bien au contraire, les métiers de la construction, de la fabrication et du transport qui requièrent de la dextérité manuelle, de la créativité et de la résolution de problèmes inattendus semblent plutôt protégés car l’IA a du mal à reproduire leurs actions. Mais si l’IA menace les cols blancs, l’opposition à son adoption pourrait être plus farouche et surtout plus efficace que celle des cols bleus aux innovations précédentes.

Ce sont les économistes Carl Frey et Michael A Osborne qui défendent l’idée selon laquelle les travailleurs menacés par l’IA sont mieux représentés politiquement et ont de meilleures chances de freiner l’adoption de la technologie. Ils mettent alors en garde contre les risques de poser de tels freins : “À moins que des politiques ne soient mises en œuvre pour faciliter la transition, les efforts inspirés des Luddites pour éviter les aspects négatifs provoquées par les nouvelles technologies à court terme, pourraient, par inadvertance, entraver l'accès à leurs avantages à long terme.”

L’IA nous oblige à nous interroger sur la valeur de notre travail

L’intégration de l’intelligence artificielle dans un nombre croissant de métiers nous pousse à nous interroger sur la valeur de notre travail. Pour déterminer si un métier court le risque d’être remplacé, il s’agit de décomposer le quotidien en tâches. Et d’observer la part de celles qui reposent sur beaucoup de données, qui sont routinières, ou au contraire celles qui reposent sur des qualités humaines.

Parmi les métiers les moins à risque de remplacement par l'IA, on retrouve ceux dont le sens semble évident, bien à l’opposé des bullshit jobs : les métiers du care, ceux de l’artisanat, ou encore de la restauration, les métiers créateurs de liens… Tous les métiers qui reposent énormément sur des qualités humaines difficiles à reproduire pour la machine : on pense tout de suite à la créativité et l’empathie, mais c’est aussi le jugement, l’intuition, le bon sens face à une situation nouvelle qui fait la valeur des tâches réalisées par ces professionnels.

L’IA ne saura jamais boutonner une chemise

C’est le paradoxe de Moravec ! Il suggère que les tâches que nous trouvons simples en tant qu’humains, comme boutonner une chemise, sont en réalité difficiles à automatiser. Tandis que celles qui nous semblent complexes, comme les calculs mathématiques reposant sur beaucoup de données, sont plus facilement réalisables par des machines.

Au-delà de statuer sur le risque de remplacement d’un métier, le fait de le décomposer en tâches oblige chacun de nous à dévoiler au grand jour les activités qui nous occupent au quotidien. Et pour ceux qui occupent des bullshit jobs, les masques tombent, et une fois la phase de déni passée, le constat peut être amer.

Jokariz, ex VP chez Goldman Sachs devenu créateur de contenus, décrit bien la réalité d’un des bullshit jobs qu’il a lui-même occupé : La banque, il n’y a pas d’autre job dans le monde où avec un niveau de compétence aussi bas, tu peux gagner autant d’argent. Au bout de 6 ans, une fois que tu as des juniors qui bossent pour toi, la banque ça consiste juste à être pote avec les bonnes personnes et envoyer des mails. Si tu sais faire ces deux trucs, tu peux gagner 800k/an, c’est absurde.”

Que vaut vraiment une fiche de poste ?

Une fois l’absurdité de certains postes mis au grand jour, vient le moment de se questionner sur la valeur qu’on est capable d'apporter à l’entreprise au-delà de la fiche de poste pour laquelle on a signé. Et ce raisonnement vaut aussi côté entreprises : comment valoriser les compétences de ses talents en repensant leur rôle en dehors du cadre des fiches de postes qui ne sont plus tout à fait adaptées. Soit parce qu’elles cachaient des bullshit jobs, soit parce que ce sont des métiers à fort risque de remplacement.

Peut-être qu’en entreprise, il est temps d’accepter l’idée que chacun n’est pas staffé à 100% toute l’année, qu’une partie du travail est aussi de prendre le temps de la réflexion sur l’organisation, de prendre le temps de nouer des relations avec les autres membres, de développer de nouvelles idées. Or la vision du salariat dans certaines entreprises, héritée de l’époque industrielle, ne favorise pour le moment pas le développement de cette idée.

L’entrée en jeu de l’IA crée aussi une compétition avec certains postes et force à élever son niveau de jeu, à monter en compétences !

Le retour en force des métiers du care ?

Ironiquement, les métiers qui sont les plus protégés de remplacement par des IA sont aussi ceux qui sont les moins valorisés. Ils sont moins bien payés, mal considérés et sont pourtant souvent les plus essentiels.

Non seulement les métiers du care sont aujourd’hui en forte pénurie de main d'œuvre, mais la demande pour ces métiers va continuer à exploser. En 2030, selon une étude de la DARES, les métiers qui auront le plus de postes à pourvoir seront les agents d’entretiens, juste devant les enseignants et les aides à domicile. C’est l’effet du vieillissement de la population avec 89% de ces postes à pourvoir suivant des départs en fin de carrière.

S’il y a 10 ans, nous disions aux jeunes qui démarraient des études dans le développement web “foncez, c’est un métier d’avenir”, nous pouvons aisément le dire à ceux qui aujourd’hui se lancent dans les métiers du care (souvent par défaut étant donné la mauvaise publicité qui leur est faite et les conditions de travail qui nourrissent la pénurie de talents).

Est-ce que leur condition de “protégé de remplacement par une IA” les rendra plus attractifs ? J’ai du mal à l’imaginer, l’histoire ne nous offre pas d’exemple de métier dévalué, devenu soudainement valorisé… Mais on peut rêver !

Une docusérie qui explore l’impact de l’Intelligence Artificielle sur les compétences. Comment faire en sorte que l’IA soit un outil choisi et jamais subi ? Comment faire en sorte qu’elle nous augmente et ne nous remplace pas ? Et surtout, comment embarquer l’ensemble des collaborateurs dans ces transformations ? La docusérie se présente en 4 épisodes de 15’ à la rencontre de pionniers ayant intégré l’IA avec succès, d’économistes, développeurs et penseurs.

Samuel Durand

Expert/Auteur

Auteur des documentaires Work in Progress. Explorateur des transformations du travail. Toute l’année à la rencontre de pionniers ou chez vous, pour vous […]

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