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Métier passion : où commence l’exploitation ?

“Tu fais un job que tu aimes, c’est normal que tu ne gagnes pas très bien ta vie”. Cette phrase, toutes les personnes exerçant un métier passion l’ont certainement déjà entendue. Pourtant, entre le plaisir d’exercer un métier passion, et l’exploitation de sa propre force de travail, il n’y a parfois qu’un pas. Alors, où se situe véritablement la frontière entre passion et exploitation ? Témoignages et analyse.


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Mais qu’est-ce qu’un métier passion ?

Comédien, joueur de flûte traversière, moniteur d’équitation, artiste peintre… Lorsque nous parlons des métiers passion, nous avons souvent tendance à les associer à des loisirs et passe-temps transformés en job à part entière. Pourtant, le concept de métier passion est en réalité plus large, pointe Caroline Diard, enseignante-chercheure spécialisée en ressources humaines à l’ESC Amiens.

Travailler juste pour le bulletin de salaire ou pour quelque chose en plus ?

Cette dernière cite notamment les travaux de Maurice Thévenet, qui, en 2000 a publié sur “Le plaisir de travailler”.  “C’est une question que je pose souvent à mes étudiants : envisagent-ils d’aller travailler juste pour le bulletin de salaire, ou vont-ils chercher quelque chose en plus ? Qu’est-ce qui les exalte au quotidien ?” interroge Caroline Diard.

L’idée ? Même dans les jobs qui semblent les plus rasoirs, chacun peut trouver une source de motivation. Par exemple, la personne qui jadis triait le courrier à La Poste pouvait y puiser le plaisir de voir passer de jolis timbres.  Bref, il n’y a pas besoin de s'appeler Benjamin Millepied pour (prendre son pied, désolée, elle était facile) et exercer un métier passion. Certaines personnes font de leur métier une passion et non l’inverse. Je me souviens notamment de mon grand-père ébéniste qui a travaillé jusqu’à la fin de sa vie, parce qu’il aimait ça”, poursuit Caroline Diard.

Bref, il est possible que Gérard de la compta, parce qu’il est passionné de chiffres, considère son métier comme une passion. Bref, pour notre enseignante, il faut sortir du stéréotype du métier passion dans lequel on ne gagnerait pas un kopeck !

Alors, où commence l’exploitation ?

Le hic, c’est que même si l’on peut exercer un métier lucratif par passion (on peut adorer les voitures et s’éclater dans une concession automobile), il existe toutefois une série de métiers réputés de “passion” où la tension financière est permanente. C’est ce dont témoigne Fritz Agricole, à la tête d’une agence de scénographie et communication RP événementielle dans le luxe après avoir opéré une reconversion.

Un métier qui exige de nombreuses heures de travail auprès de clients souvent difficiles… moyennant une faible rémunération. “Si je regarde mon taux horaire et mes charges, honnêtement, je ne m’en sors pas. De plus, je suis dans un monde où il faut flatter les égos, offrir des cadeaux, inviter à déjeuner les journalistes. C’est un peu de la prostitution sans coucher”, lance-t-il. Et sans être payé.

À ce jour, Fritz compte plus de 60 000 euros de factures non honorées, un combo pas très gagnant sur le bilan comptable. Sans compter que les budgets se réduisent d’années en années, tandis que les attentes des clients vont crescendo dans cet univers ultra-concurrentiel. Une concurrence entre les prestataires qui explique le dumping des rémunérations et le déséquilibre du rapport de force.

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La frustration de la passion

On constate le même genre de dynamiques dans l’univers de la presse où les pigistes, attirés par la richesse intellectuelle du métier, sont si nombreux sur le marché qu’ils acceptent des rémunérations extrêmement basses. “Si ce n’est pas toi, ce sera un autre !” Alors par goût du défi, par désir de créer de nouvelles histoires, Fritz comme d’autres passionnés, ne lâche pas l’affaire. “Chaque année, je me dis que je dois arrêter, mais au final, je suis toujours là !”

Alors, peut-on parler dans ce genre de cas “d’exploitation de l’homme par l’homme” ? Certainement. Mais il est intéressant de noter que l’exploitation ne surgit pas nécessairement dans le lien de subordination, mais plutôt à travers une logique économique. “D’ailleurs, il faut savoir qu’à l’origine, dans les usines, il n’y avait pas de contrats de travail. Et donc pas de lien de subordination sur le papier. Le patron louait la force de travail de l’ouvrier à la journée. C’est justement pour retenir les ouvriers qu’on a créé le contrat de travail”, rapporte Caroline Diard.

“Je suis mon propre exploitant, et je fixe mes limites”

Les risques induits par les métiers passion touchent donc tout autant les salariés (par exemple les soignants, professeurs), que les entrepreneurs. Christelle de Châlus, co-fondatrice de la marque Ensème, peut en témoigner. Après une carrière dans l’industrie cosmétique, elle a plaqué son confort de vie pour lancer une ligne de cosmétiques upcyclés, valorisant des résidus de l’industrie agroalimentaire. “D’une certaine façon, je suis mon propre exploitant. Je me fixe donc mes propres limites, mais c’est difficile puisque je suis aussi mon propre juge”, nous confie-t-elle.

Par nature, son business ne lui procure que peu de marges, et de son propre aveu, Christelle n’imaginait pas que l’aventure entrepreneuriale serait si éprouvante. “Mais chaque matin, je me lève avec cette mission de laisser un meilleur avenir à nos enfants, graine par graine. C’est devenu ma passion, c’est plus grand que moi”, ajoute-t-elle.

Pour autant, Christelle s’est fixé des limites à ne pas dépasser : tout d’abord, elle s’est jurée de ne pas s’acharner si son produit ne trouvait pas de marché, notamment lors de la première campagne de crowfunding. “Car j’ai quand même des responsabilités vis-à-vis de ma famille, et je dois pouvoir vivre de mon travail”, analyse-t-elle.

La passion ne doit pas empiéter sur la maison

Maintenant, son second objectif consiste à passer à l’échelle son entreprise, et s’assurer donc de sa réelle viabilité sur le long terme. Et Christelle s’impose une troisième limite : ne jamais laisser sa vie pro empiéter de manière démesurée sur sa vie perso. “Mon objectif est d’offrir un meilleur avenir à mes enfants. Mais je crois que je dois déjà commencer par moi-même, j’ai trois enfants et je veux passer du temps avec eux. Je tâche donc d’organiser un temps privilégié avec chacun toutes les semaines, et d’être auprès d’eux de 18H30 à 21H tous les soirs”, raconte la jeune femme.

Bien sûr, il y a des périodes de sprints qui requièrent de notre entrepreneure une grande organisation et anticipation pour que l’harmonie entre toutes ses vies subsiste. Christelle est comme un funambule, toujours sur le fil : “Je dois sans cesse réajuster mon travail par rapport au métronome de ma vie personnelle”. Toutefois, les choses sont claires, “j’estime que le jour où je ne prendrai plus soin de moi et de mon entourage, je serai dans l’autoexploitation”. Pour jouir de la grande liberté accordée par l’entrepreneuriat, celle-ci doit donc être parfaitement cadrée. Quand on exerce un métier passion, il faut donc parfois savoir renoncer.

6 règles pour que l’exploitation ne prenne pas le dessus sur la passion

Quand on exerce un métier passion, il est donc central de se fixer ses propres limites, surtout lorsqu’il n’y a personne au-dessus de soi. C’est ce à quoi s’astreint désormais Fritz qui a posé quelques règles pouvant inspirer d’autres passionnés.

  1. Savoir dire non, autrement dit être capable de refuser un nouveau projet attractif si la bande passante ne permet pas de l’envisager raisonnablement (très difficile, surtout quand on construit sa réputation, mais aussi parce qu’il y a un côté grisant à sans cesse développer son chiffre d’affaires)
  2. Établir des plages horaires de contacts avec les clients, notamment en définissant le concept d’urgence. “Il m’arrivait autrefois de recevoir des textos à 3H du matin. J’explique donc à mes clients qu’ils peuvent attendre 8H du matin pour me parler de leur idée géniale”, confie Fritz.
  3. S’appuyer sur de précédents projets. Dans le cas de Fritz, il s’agit par exemple de recycler d’anciens décors pour optimiser le budget du client, et pouvoir mettre le paquet sur d’autres aspects de la mission.
  4. Verrouiller au maximum ses contrats avec les clients en prenant un avocat et rectifier toute faille avant qu’elle ne soit exploitée. “Personnellement, je fais des contrats de 6 mois renouvelables 3 mois”, raconte notre interlocuteur.
  5. Demander des avances sur les contrats (au moins le premier mois de la prestation), puis exiger un paiement à 15 ou 30 jours maximum après la prestation. À savoir que certains freelances ne travaillent qu’en avance de paiement.
  6. Et enfin, savoir s’arrêter quand le goût et l’envie ne sont plus là : “je m’arrêterai le jour où tout ça me demandera plus d’énergie que je n’ai à en revendre. Je n’ai pas choisi de me reconvertir pour faire métro-boulot-dodo”, nous confie Fritz.

Dans tous les cas, exercer un métier non rémunérateur par passion créera toujours des conflits intérieurs, entre la soif d’être davantage reconnu et la peur de ne plus vibrer en se tournant vers un job alimentaire. Alors, avant de laisser tomber, il ne faut pas hésiter à s’inspirer des solo-freelancers décompléxés qui font de plus en plus entendre leur voix sur les réseaux sociaux, et poussent leurs comparses à augmenter leurs tarifs pour pouvoir récolter le juste fruit de leur travail. Et si, comme le suggère Christian Junod, spécialiste du rapport à l’argent, “on valorisait plutôt les gens qui aiment ce qu’ils font”. À méditer !

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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