société

Que reproche-t-on au management à la française ?

Finalisé en juin dernier, et jamais publié, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales juge “peu flatteuses” les pratiques du management à la française comparativement à nos comparses européens. Pour mieux comprendre les racines de ce mal, nous avons interviewé Luc Bretones, expert en nouvelles gouvernances et observateur averti des mutations du travail. Et son constat est… sans concessions !


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Sitôt achevé, sitôt jeté aux oubliettes. Heureusement, France Info est allé déterrer un rapport trop vite oublié. Il y dévoile les pratiques du management à la française qui se distingue négativement par son organisation très verticale, une hiérarchie lourde et un manque de culture collaborative.

Dans ce rapport sont comparées les pratiques françaises, allemandes, suédoises, italiennes et irlandaises dans quatre secteurs d’activité : l’automobile, le digital, l’assurance et l’hôtellerie-restauration.

The Daily Swile : Êtes-vous surpris par les résultats de ce rapport ?

Luc Bretones : Ce rapport ne me surprend absolument pas. Il ne fait que mettre noir sur blanc une situation dont tous ceux qui ont voyagé ou qui travaillent avec l’étranger sont conscients depuis longtemps. Il est même étonnant que cela ne soit pas plus souvent mis en lumière.

Le premier pas vers la résolution d’un problème, c’est d’en prendre conscience. Tant qu’on est dans le déni, on ne peut pas avancer. L’intérêt de ce rapport est qu’il vient objectiver une réalité que ressentent de nombreux salariés et dirigeants, tout en permettant de la comparer avec ce qui se fait ailleurs. Il est donc bien dommage qu’il n’ait pas été publié.

Le rapport pointe un modèle de management très vertical, ce qui n’est pas vraiment dans l’air du temps. Comment l’expliquer ?

La France souffre d’un modèle de management très hiérarchique, où la confiance et la sécurité psychologique au travail sont faibles. Les modèles collaboratifs sont encore très minoritaires. Et ce n’est pas spécifique à certains secteurs ou entreprises : c’est un problème systémique, culturel, profond.

Notre pays fait partie des cultures latines d’Europe du Sud, fortement marquées par une influence catholique. Contrairement aux pays protestants comme la Suisse, l’Allemagne ou les Pays-Bas, qui ont développé un modèle de management plus participatif, nous restons attachés à une vision hiérarchique héritée d’une organisation très centralisée.

Le catholicisme a bâti une structure très verticale, inspirée de l’armée romaine, où les décisions descendent du sommet vers la base. En entreprise, ce modèle s’est traduit par des organisations pyramidales, avec des niveaux de validation multiples et peu d’autonomie accordée aux employés.

À l’inverse, dans les pays protestants, le modèle est plus décentralisé, fondé sur la subsidiarité : chaque entité locale prend ses propres décisions, ce qui favorise l’engagement et la réactivité. L’avis des citoyens est souvent sollicité.

Cette différence culturelle se retrouve également dans les systèmes économiques : en Allemagne, en Suisse, au Danemark, on observe un capitalisme local, avec un fort ancrage régional et des décisions économiques souvent prises en concertation avec les citoyens. En France, l’économie est davantage contrôlée par de grands groupes et des banques centralisées, ce qui renforce ce modèle hiérarchique et directif.

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Comment expliquer que des pays comme l’Espagne et l’Italie, également marqués par cette culture latine, fassent quand même mieux que nous ?

Si on compare la France à ses voisins européens, on constate que nous sommes en queue de peloton en matière d’évolution managériale. L’Italie, par exemple, a su préserver son tissu industriel grâce à ses PME et ETI plus solides que les nôtres. L’Espagne, après avoir traversé une crise économique très sévère avec des taux de chômage élevés, a été contrainte de se réformer et a ainsi accéléré la modernisation de son management.

En France, nous avons plus de mal à nous transformer. Nous sommes l’un des seuls pays européens à encore débattre de la retraite à 62 ans, alors que d’autres cherchent avant tout à créer de la valeur et à améliorer la qualité de vie au travail.

Le rapport souligne un problème récurrent dans les entreprises françaises : le manque d’autonomie des salariés et une forte distance hiérarchique. Vous confirmez ?

J’ai eu récemment un échange avec un dirigeant belge, arrivé à Paris pour travailler dans un grand groupe énergétique français. Lors de ses premières réunions, on lui demandait d’exécuter des directives sans même solliciter son avis. Il a mis plusieurs mois à comprendre que ce n’était pas une remise en question de ses compétences, mais simplement une façon de fonctionner propre aux entreprises françaises. Ce mode de management ne fonctionne pas hors de France et pénalise notre compétitivité à l’international.

Autre particularité française : le manque de confiance dans l’encadrement supérieur. Les managers de première ligne sont souvent très engagés, dévoués, mais les couches intermédiaires, que j’appelle "les couches napolitaines", ajoutent souvent une couche de complexité inutile, de l’entropie.

Ces managers, souvent promus pour leur expertise, cherchent ensuite à justifier leur rôle en multipliant les process, ce qui s’avère plus gênant qu’autre chose. En réduisant drastiquement ces couches intermédiaires (la moitié voire les ¾ de ces n+2 ou 3), on pourrait grandement améliorer la performance des entreprises françaises.

Mais encore faut-il qu’on trouve un autre moyen de récompenser les gens que de les faire accéder à des postes de management. Dans les pays anglo-saxons, il n’est pas rare qu’un expert, de par son caractère extrêmement différenciant, soit mieux payé qu’un dirigeant.

Ce manque d’autonomie, quelque peu infantilisant, trouve aussi ses racines dans notre système éducatif ?

C’est certain. Dès l’école, nous mettons l’accent sur la sanction plutôt que sur l’apprentissage par l’erreur. Nos enfants apprennent d’abord à ne pas faire de fautes d’orthographe avant de structurer leur raisonnement.

Dans les systèmes anglo-saxons, l’approche est inverse : on apprend d’abord à formuler une idée avant de corriger les erreurs. Ce conditionnement se retrouve plus tard dans le monde du travail, où l’erreur est perçue comme une faute plutôt que comme une opportunité d’apprentissage.

L’éducation française reste aussi très uniforme : les dirigeants viennent souvent des mêmes grandes écoles, avec peu de diversité de parcours. Cette monoculture renforce les réflexes hiérarchiques et la cooptation. Il est urgent d’ouvrir les critères de recrutement et de valoriser des parcours plus variés.

Quant à l’enseignement du management, il est encore prodigué de manière très académique, loin du terrain. Pour ma part, j’interviens sur les nouvelles pratiques managériales à l’ESSEC et à CentraleSupelec, mais les cours consacrés aux nouvelles gouvernances ne sont pas encore les standards partout. Sur ces sujets, il faut faire pratiquer les élèves et arrêter les cours théoriques.

Malgré tout, nous avons forcément des points forts à valoriser ?

Malgré ces faiblesses, l’Hexagone a des atouts. Les Français sont débrouillards, malins, créatifs et parviennent à faire des choses incroyables avec peu de ressources. Nos ingénieurs et chercheurs sont de haut niveau, et nous avons une capacité d’innovation remarquable.

Nos managers de première ligne sont très compétents et savent gérer des situations complexes… le tout, sans être toujours bien rémunérés. Ils amortissent la violence et la rudesse des injonctions paradoxales émanant de tout en haut pour les réinterpréter de façon moins démoralisante pour leurs équipes.

Mais pour progresser, il faudra réformer en profondeur notre culture du travail et notre approche du management. L’équation hiérarchie = pouvoir = accès à l’information = salaire va devoir voler en éclat.

La bonne nouvelle, c’est que les nouvelles générations accélèrent de fait ces transformations. La plupart ne lient pas la rémunération à leur niveau hiérarchique.

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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