Retourner au bureau… pour retrouver sa tribu ?

Considéré comme un réel acquis social, le télétravail s’est imposé dans une majorité de sociétés à raison de deux jours par semaine. Pour autant, 45% des travailleurs Français préfèrent travailler au moins quelques jours au bureau. C’est plus que nos voisins Allemands (31%), et encore davantage du côté des Américains (26%) selon un baromètre mené par RingCentral.
D’ailleurs, 70 % des salariés déclarent qu’ils aiment travailler avec d’autres personnes et que les aspects liés à la connexion humaine constituent l’avantage le plus populaire du travail présentiel. De plus, 40 % des Français interrogés mentionnent que la camaraderie avec les collègues est l’un des avantages principaux lorsqu’on travaille au bureau.
Au-delà du réel
La feuille de route du bureau version 2025 est donc très claire : favoriser le retour au collectif. “Le bureau doit offrir une expérience humaine partagée”, introduit Julie Garel, psychanalyste, coach et conférencière qualité de vie au travail.
Pourquoi ? “Car le télétravail ne peut pas offrir le même niveau de lien social”, poursuit-elle. La spécialiste l’observe d’ailleurs dans son quotidien professionnel : lorsque ses patients consultent à distance, leur niveau d’implication émotionnelle n’est pas le même.
“En présentiel, on peut accéder à des micro-signaux insaisissables en distanciel. Je crois que la visio peut permettre d’entretenir les relations, mais le lien ne peut se créer que dans le monde physique”, estime-t-elle.
Des rites fondateurs
Des liens qui s’incarnent à travers des rituels propres à chaque entreprise. Selon Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne, anthropologue et auteur de : Éloge de ce qui nous lie. L'étonnante modernité des rites (L'Aube 2023), ces rites assurent différentes fonctions dans le groupe professionnel. Qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’une tribu, ils visent toujours à renforcer le collectif :
- Célébrer ensemble : dates, événements, moments fondateurs.
- Valoriser un individu : remise de diplôme, intégration, départ officiel, toujours au nom du groupe.
- Adhérer à un projet commun : grands discours, keynotes, orientations stratégiques.
“Tous ces moments suivent la même logique : une mise en scène festive et symbolique à travers des discours, des séquences émotion, un rappel des valeurs et surtout un moment convivial partagé”, poursuit Pascal Lardellier.
Le bureau, une tribu comme les autres
À bien des égards donc, le bureau est semblable à une tribu. Comme nous l’explique l’anthropologue, le collectif professionnel épouse les mêmes attributs : la notion d’appartenance (être fier de son entreprise), le partage d’une même finalité (objectifs communs), une organisation hiérarchique avec un pouvoir qui peut être légal-rationnel, traditionnel ou charismatique (pour reprendre la terminologie de Max Weber), l’adhésion à un corpus de valeurs.
“Quand on quitte la tribu un temps, on est donc heureux de la retrouver, car on a développé avec elle une affinité élective. Surtout, la tribu au bureau nous confie une identité professionnelle, voire une identité tout court”, ajoute-t-il.
“Nous sommes des êtres sociaux”
Bien sûr, nous ne sommes pas tous égaux face à notre besoin de stimuli sociaux. Certains se plairont plus que d’autres reclus dans le confort de la maisonnée. Mais une chose est certaine : “nous sommes des êtres sociaux, nous avons besoin d’appartenir à un groupe, car celui-ci répond au besoin fondamental d’appartenance ”, analyse Yann Vaucher, Docteur en Business Administration et directeur de Leonardo3.4.5.
Il cite La dynamique des groupes, ouvrage du psychologue Roger Mucchielli qui explique que tout collectif élabore des normes de fonctionnement qui deviennent autant de règles implicites. Revenir au bureau, c’est aussi vérifier que ces normes - valeurs, façons de travailler, attitudes partagées - sont toujours respectées. Ce sentiment collectif, presque tribal, donne aux salariés le cadre dans lequel ils se reconnaissent et l’énergie de s’engager chaque matin.
“Les outils asynchrones permettent uniquement de partager son savoir-faire”
L’appartenance à cette “tribu” s’accompagne de signes de reconnaissance qui légitiment notre fonction et renforcent notre sentiment d’identité. Par ailleurs, “La comparaison sociale est au cœur de ce processus. C’est en nous “confrontant” aux autres que l’on peut se réaligner”, ajoute-t-il.
En outre, Yann Vaucher estime que les outils de communication asynchrone comme Slack ou les emails ne permettent pas de travailler sur ce sentiment d’appartenance. “Ils offrent la possibilité de partager son savoir-faire, mais pas ses préférences de comportement”. Par exemple, les interactions relationnelles sont généralement plus difficiles à établir ou à maintenir en visioconférence que lors de rencontres en présentielles.
Mieux performer ensemble
Parce qu’il est pour certains le premier lieu de sociabilisation, le bureau a donc un rôle crucial à jouer. “Nous évoluons dans une société d’individualisme connecté, mais n’oublions pas que la solitude demeure l’un des plus grands maux de notre époque”, reprend Pascal Lardellier.
Quelles que soient les vertus du télétravail, rien ne remplace (pour l’heure !) le plaisir de la présence humaine. “C’est dans le présentiel que la tribu prend corps et sens. Dans la présence de l’autre et à l’autre”, ajoute-t-il.
De plus, c’est aussi une question de performance. “En mode télétravail, le manager peut mobiliser les talents individuels, mais la synergie entre ces intelligences reste limitée. Or, ce sont les antagonismes et la pensée divergente qui permettent d’augmenter le vecteur commun”, martèle Yann Vaucher.
Vers un lien fraternel
Encourager les collaborateurs à revenir au bureau ne doit donc pas être le témoin d’un manque de confiance (même s’il existe évidemment des abus), mais plutôt exprimer l’importance accordée à la dynamique collective.
Pour Yann Vaucher, c’est dans le lien fraternel que les collaborateurs pourront mieux s’exprimer : “Il est très important de les consulter pour comprendre ce qu’ils veulent, et ne veulent plus, pour poser les bonnes règles de coopération. Les individus ont tous besoin de structure, mais pas au même niveau”.
En clair, les espaces de travail doivent répondre aux aspirations de chacun (agora, flex office ou au contraire bureaux fixes…). “Ils doivent offrir cette possibilité de mouvement pour consolider les liens de la tribu”, affirme Julie Garel.
Cela transite aussi par le management et la culture d’entreprise : il ne suffit pas d’avoir des bureaux sympas pour faire vivre la tribu. “Comme dans le système familial, ce sentiment d’appartenance passe par la possibilité d’être vu, entendu et reconnu. C’est ainsi que chacun se sent à sa place”, ajoute-t-elle.
Télétravail et présentiel : cessons de les opposer !
Finalement, ce n’est pas le lieu de travail qui définit la qualité du lien qu’un collaborateur nouera avec ses collègues, mais plutôt sa volonté à tisser cette connexion sous l’égide d’un management sain. “Lorsque les conditions sont réunies, retourner au travail peut être comme un retour auprès des siens, où l’on va retrouver une certaine stabilité à travers les rituels, le lien”, analyse Julie Garel.
Alors, si vous êtes heureux de retourner au bureau, n’ayez pas honte ! “Nous sommes dans une société où l’on valorise un peu moins cette sphère, où l’on se plaint du manque de vacances, où l’on se méfie des personnes trop engagées comme si elles risquaient toutes de faire un burnout”, constate notre interlocutrice qui a suivi nombre de patients en épuisement. Et pourtant, si on ne choisit pas sa famille, peut-être peut-on choisir sa tribu professionnelle ?