Peut-on survivre dans une entreprise française après avoir travaillé à l’étranger ?

Pour la plupart des expatriés, la question se pose fatalement un jour ou l’autre : et si je rentrais au pays ? Sauf que, après une expérience professionnelle à l’étranger, de nombreux facteurs sont à mettre dans la balance. Récemment pointée du doigt pour la piètre qualité de son management, la France pâtit de ses travers quand il s’agit de rappeler au pays ses meilleurs cerveaux.
Un manque d’émulation ?
Après avoir passé plus de 10 ans dans la Silicon Valley à des postes de management, Etienne, ingénieur de formation, a dû faire un choix. Et c’est la France qui l’a emporté. Au départ, il s’agit avant tout de se rapprocher de la famille et des amis. “Si je n’avais pas eu cette motivation, d’un point de vue strictement professionnel, je crois que je serais resté. Je voulais m’installer dans le sud de la France pour la qualité de vie, mais je craignais le faible nombre d’opportunités, mais aussi du manque de talents sur place et d’émulation dans mon secteur. Je voulais travailler pour une entreprise qui met l'innovation dans le produit et la technologie logiciel au cœur de son projet”, nous explique-t-il.
Meetups, sessions de networking, réunions… En commençant sa carrière aux États-Unis, Jean-Baptiste a été marqué par la densité d’individus maîtrisant sur le bout des doigts leur sujet et prenant des risques. “À ce jour, je dirais que c’est encore ce qui me fait défaut dans mon environnement professionnel, surtout que je ne suis pas à Paris”, poursuit notre interviewé.
Une autre vision du management
Malgré ses craintes, le trentenaire se lance dans les entretiens et finit par trouver le bon “culture fit”. “C’était une boîte française, mais avec un super management et une culture très internationale, car elle opérait déjà à l’étranger. Donc, je n’ai pas tellement eu de craintes quant au management qui s’apparentait à ce que je connaissais déjà”, nous explique-t-il.
Aux États-Unis, Jean-Baptiste travaillait sous les préceptes du management par objectif (OKR). “Comme en France, ce sont les boss qui décident aux USA. En revanche, ils attendent des équipes qu’elles trouvent elles-mêmes la solution”, poursuit-il.
L’autre différence notable dans le match France/USA, c’est aussi la possibilité pour les travailleurs d’opter pour une carrière de contributeur individuel (expert), tout en gagnant la même somme qu’un manager. “Je dois avouer qu’en France, il y a 8 ans, on était encore très loin du compte. Aujourd’hui encore, ce n’est clairement pas la culture dominante dans les entreprises”, admet-il.
De bons côtés dans chacun des deux mondes
Pour autant, chaque pays a les qualités de ses défauts, et vice versa. Après avoir opéré dans de nombreux pays à l’étranger, Emilie Narcy supervise le département RH français d’Approach People Recruitment, mais depuis Dublin. Elle se sent aujourd’hui comme une observatrice privilégiée des pratiques RH et managériales des deux pays.
Sa conviction ? Chaque pays possède ses propres atouts. En tant que DRH, elle constate que le cadre légal français laisse peu de latitude. Cela peut représenter une forme de contrainte, comme les courriers avec AR (qui n’existent que dans les pays latins), ou encore les entretiens annuels qui sont calés à des dates précises, quand ailleurs, ils se font au fil de l’eau de manière informelle.
Un droit français aussi contraignant qu’enveloppant
“La flexibilité a clairement du bon en matière d’efficacité, notamment lorsque l’on embauche un salarié. Mais on se retrouve plus seuls face à son interprétation de la législation. Le droit français est très enveloppant pour un DRH. En revanche, il est vrai que les évolutions type allongement du congé paternité ne viennent pas de la culture, comme dans les pays scandinaves, mais de la législation”, pointe-t-elle.
Si l’on se place maintenant du point de vue du salarié, c’est la même chose : on peut regretter une plus grande rigidité du système français, et en même temps, “si l’on a envie de faire 35H par semaine, on est dans son plein droit de ne pas déborder”.
De même, les salaires sont certes moins élevés dans l’Hexagone, mais compensés en partie par les jours de congés et RTT, sans parler des jours fériés. “Et puis, quand un salarié quitte son job, la rupture conventionnelle est un système exceptionnel à l’échelle mondiale. Aucun autre pays n’accompagne autant les travailleurs”, pointe-t-elle.
“En France, l’humain est au centre”
De son côté, Jean-Baptiste souligne lui-aussi les nombreux attraits du système français : “J’ai été frappé par la bienveillance de mes collègues lors de mon retour des États-Unis, et leur promptitude à me proposer de l’aide. Ici, l’humain est beaucoup plus au centre et l’on va au-delà des relations de façade”.
Son autre point d’étonnement a été la qualité du produit délivré par ses équipes : “elles sont très consciencieuses et professionnelles. C’est l’avantage du perfectionnisme à la française. Bien sûr, aux États-Unis, il y avait aussi d’excellents dévs, mais les gens ont plus tendance à se survendre”.
La conclusion de notre interviewé est donc simple : oui, on peut parfaitement survivre dans une boîte française, et même bien vivre ! Il s’agit simplement de faire preuve de patience pour saisir la bonne opportunité et s’assurer de son alignement avec la culture d’entreprise.
Pour Émilie Narcy, un retour au pays est également parfaitement envisageable : “il existe aujourd’hui suffisamment d’entreprises internationales, de startup et PME qui ont opéré un vrai changement culturel”. La DRH est ainsi convaincue qu’elle trouverait chaussure à son pied. Alors, malgré les vicissitudes du management à la française, le pays n’a pas dit son dernier mot ! Cocorico ?
3 questions à Philippe Vivien, expert RH et ancien DRH de grands groupes internationaux
Quelles sont les principales craintes des expatriés à l’idée de revenir dans une entreprise française ?
La première, ce n’est pas une peur, mais un excès d’attente : on revient en pensant que l’expatriation nous garantit un poste prestigieux, qu’on va être "catapulté" dans le haut de l’organigramme. Souvent, on a idéalisé le retour. Et quand on constate que personne ne nous attend, que notre adresse mail fonctionne à peine et qu’on a été un peu "oublié", la chute est rude.
Autre crainte fréquente : perdre l’intensité du job vécu à l’étranger. Certains ont goûté à des responsabilités, des relations de haut niveau… et redoutent de retomber dans une forme de routine ou de manque de sens. Ils se demandent parfois si leur avenir est encore dans l’entreprise.
Ces peurs sont-elles fondées ?
Déjà, je tiens à dire que l’on n’est ni meilleurs, ni moins bons que les autres. Je crois qu’il faut arrêter avec l’auto-flagellation. Ceci étant dit, en France, la culture managériale reste assez floue. Les objectifs sont rarement formulés de façon explicite, les délais ne sont pas toujours clairs, et ça peut vite devenir frustrant.
Mais c’est aussi parfois l’inverse avec des collaborateurs qui manquent clairement de marge de manœuvre. À l’étranger, on apprend à fonctionner avec des codes différents. Revenir, c’est devoir se réadapter à une culture implicite et ce n’est pas simple car les autres ne se rendent pas compte que l’on est plus forcément adapté.
Et attention au choc sémantique : un mot comme “normalement” peut vouloir dire “probablement pas” en France, alors qu’un Américain y entend “évidemment”. Ces décalages créent de vrais malentendus. Il y a un sas de réintégration culturelle à ne pas négliger.
Quels conseils donneriez-vous à un expatrié qui envisage de revenir ?
Il faut travailler son retour autant qu’on a préparé son départ pour se “réencoder”. Personne ne vous attend, donc il faut réactiver son réseau français, rester connecté à son terreau d’origine. Plus on est loin, plus on doit entretenir les liens.
Ensuite, je crois qu’il faut se poser des questions extrêmement basiques : Qu’est-ce que j’ai envie de faire ? Dans quel type de culture d’entreprise je me sens bien ? Et surtout, garder en tête que nos racines ont évolué. On revient changé, et le sol français n’est plus tout à fait celui qu’on a quitté. Il faut savoir se ré-enraciner avec humilité.