“Manager” ou “Expert”, faut-il choisir ? (Tribune)

Mars 2024, temps froid et pluvieux. Salma regarde à travers la vitre, mais surtout à travers elle-même. Car l’heure est au choix. À 32 ans, après de nombreuses missions réussies dans trois sociétés de tech puis de conseil, elle a vu plusieurs de ses amis, camarades de promotion devenir « manager ». Mais Salma aime surtout son métier, ses missions, les liens amicaux avec l’équipe… alors devenir « manager » ?

Clairement, on l’attend au tournant : “quoi ? Pas encore manager à ton âge ?”. Le spectre d’une carrière qui débute mal se dresse devant elle. C’est que Linkedin, ce si « cher réseau », est là, vigilant et faussement bienveillant. Donc, il faut accepter, c’est un choix rationnel pour la carrière.

Mais s’occuper des autres ? La semaine dernière, c’est Cédric qui demande à prendre ses congés en dehors du mois d’août (l’entreprise ferme à cette date), Aurélie qui demande à télétravailler depuis Tours et à venir une semaine par mois (mais “qui va payer l’hôtel ?”), Clara qui fait grise mine depuis que son augmentation est inférieure à ses attentes (et à celle de sa copine Myriam)…

Le lendemain, toujours aussi perplexe, Salma rencontre Cyril, un ami quadra qui travaille dans une entreprise du même secteur. Devant une ginger beer, il lui parle de son rôle « d’expert ». Même salaire que s’il était manager, possibilité d’approfondir un domaine à fond, d’être ouvert sur ce qui se fait de mieux sur le sujet, de travailler avec beaucoup de personnes différentes, en “transverse”, … et puis pas d’entretiens annuels à gérer, pas de problème de congés ou de retard de planning, de disputes entre collègues… le rêve non ?

-”Sérieux, on te paye pour ça ?”

-”Yes, et même plutôt bien”

À ce stade, Salma passe de perplexe à pleine d’espoir : et si c’était vrai ? Si elle pouvait garder son travail si passionnant, et même l’approfondir encore plus, sans avoir à manager. Mais vient aussi une pointe de culpabilité : “es-tu sûre de ne pas vouloir t’occuper des autres ?” - ce n’est pas très sympa, non ? Oui, mais en fait quand tu es “expert”, d’après Cyril, tu passes du temps aussi à aider les autres.

Alors comment l’entreprise s’organise-t-elle pour que tout cela marche bien et surtout pour payer tout le monde ? Peut-on vraiment parier sur une “carrière d’expert” au risque de se retrouver oublié dans un recoin de l’entreprise à 45 ans ? Est-ce un choix définitif ? Peut-on passer de l’un à l’autre ?

La pire image de « l’expert », c’est quelqu’un de renfermé qui dialogue surtout avec son ordinateur, qui exige un traducteur pour être compris et passe son temps à chercher son téléphone ou ses clefs. Un peu cliché, n’est-ce pas ?

Soyons clairs, un “expert” c’est d’abord quelqu’un de très compétent et de très expérimenté dans son domaine, comme un médecin qui pose le bon diagnostic et prescrit le bon traitement. Un technicien de maintenance de machines qui dépanne vite et bien, un expert en cybersécurité qui anticipe sur les attaques, un juriste qui a les réponses aux questions difficiles, … tous connaissent à fond leur métier, les techniques associées, mais aussi les règlements, les systèmes, les outils.

Et surtout, ils ont rencontré de nombreux cas de panne, d’attaques informatiques, de questions juridiques compliquées, de malades aux symptômes variés… C’est pourquoi ils apportent une vraie valeur ajoutée : être au meilleur de leur discipline.

Très bientôt, ils sauront aussi être les meilleurs pour mettre l’intelligence artificielle au service de leur discipline. Elle/il anime l’entreprise dans son domaine, contribue à l’innovation, participe aux décisions (choix d’investissements, orientations de recherche, …), aide et conseille, forme des personnes, participe à des projets et anime des événements, des réseaux internes.

C’est aussi quelqu’un de très ouvert sur l’extérieur, qui fait de la veille sur les règlements, les technologies, les concurrents pour être au niveau de ce qui se fait de mieux. Elle/il peut aussi participer à des évènements professionnels, intervenir dans des congrès, des colloques, etc.

Revenons à Salma. Quand elle m’a fait part de son hésitation à devenir manager, nous avons dialogué longuement sur l’intérêt de ce choix pour elle. Elle a ensuite beaucoup parlé avec celles et ceux qui avaient fait le choix de l’expertise dans son entreprise – un sujet quand même un peu nouveau.

Elle a finalement opté pour l’expertise, mais en posant des conditions : un statut (rémunération, titre, contribution à certaines décisions, à des présentations aux clients), un temps dédié à l’expertise (se former, participer à des évènements professionnels, participer aux formations soft skills comme les managers) et une ouverture sur le futur (la question du choix expertise / management n’est pas close, elle sera réouverte dans 2 ans).

Il est évident qu’un expert qui a un talent de leader d’expertise aura une grande influence sur de nombreuses personnes, dans et hors de l’entreprise, pour certains, bien plus qu’un manager. Et la valorisation de cette expertise sera de plus en plus essentielle pour aider l’entreprise dans le business (la nécessaire différenciation d’avec les concurrents), dans son attractivité vis-à-vis des candidats futurs salariés ou certains freelanceurs proches.

À cela s’ajoute l’engagement dans la durée en donnant des perspectives variées d’évolution, et en reconnaissant mieux les contributions de chacun. C’est clairement construire le futur du travail dans la diversité.