Notre corps est-il capable de faire 35h en 4 jours ?
Est-il physiologiquement possible d’absorber 5 jours de travail en 4 sans finir totalement lessivé ? Ou faut-il irrémédiablement revoir le temps de travail à la baisse ? On a demandé l’avis à un médecin, voilà ce que ça donne.
La semaine de 4 jours met-elle le corps à l’épreuve ? Qu’on se le dise, la semaine de 4 jours fait de l'œil aux salariés. D’après un sondage de septembre 2022, 65% des cadres aimeraient l’expérimenter. Et du côté des employeurs, l’idée fait son chemin puisque 35% envisagent de la tester dans l’année à venir.
C’est simple et mathématique : pour mettre en place la semaine de 4 jours tout en continuant à travailler 35H par semaine, il faudrait bûcher 8h45 par jour, contre 7H à l’heure actuelle. Alors, pour caser ces heures supplémentaires, plusieurs ruses s’offrent aux salariés : commencer plus tôt, finir plus tard, et surtout, rogner sur leur temps de pause. Finie la pause déj à rallonge pour s’updater sur les derniers ragots ou enfiler son legging direction la salle de sport.
“Du point de vue de la physiologie du corps, les médecins sont réservés”
Mais alors, est-il si facile de tenir cette nouvelle cadence ? Pour le Dr Bernard Anselem, médecin consultant en neurosciences et co-auteur de l’ouvrage “Les talents cachés de votre cerveau au travail (Eyrolles)”, la réponse est loin d’être évidente. “Du point de vue de la physiologie du corps, les médecins sont réservés”, lance-t-il.
La raison ? “Le corps humain s’est forgé au fil des millénaires sur l’alternance”, ajoute-t-il. Comprenez : effort/repos, mémoire/consolidation, alimentation/digestion, veille/sommeil… Toute accumulation, dans un sens ou dans l’autre, peut devenir source de stress pour l’organisme. Dans le monde du travail, la traduction de ce besoin d’alternance régulière est bien illustrée dans les pays anglo-saxons et scandinaves où l’on arrête généralement de travailler vers 16 ou 17H chaque jour.
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La fatigue mentale à la place de la fatigue physique ?
Mais alors, dans le cas de la semaine de 4 jours, le repos engrangé lors du jour off ne suffit-il pas à requinquer l’organisme ? “Bien sûr, on ne peut pas généraliser pour toute la population. Mais sur le papier, on peut imaginer que le repos généré par les trois jours de repos peut vite être annihilé par des journées de travail trop intenses”, affirme le médecin. Cela équivaudrait pour un salarié à être sur les rotules dès le mardi soir après avoir profité d’un week-end de trois jours.
Le hic, c’est qu’on ne voit pas toujours venir la fatigue mentale. Elle est plus sournoise que la fatigue physique : ses signaux d’alerte sont moins visibles. “La fatigue mentale engendre une baisse de la performance : perte des capacités de mémorisation, baisse de la vitesse de réaction, perte d’attention, perte de la résistance à l’impulsion émotionnelle… Le problème, c’est que l’on a tendance à culpabiliser quand on dépasse son seuil de fatigue mentale”, explique le Dr Anselem.
Autrement dit, lorsque l’esprit s’évade au bout de plusieurs heures de travail, on le taxe parfois de paresse, alors qu’il est en fait en surchauffe. Et cela s’explique scientifiquement. Si l’on dissèque ce qui se passe dans le ciboulot, on observe une accumulation de certains neuromédiateurs lorsque la fatigue mentale s’instaure, empêchant le cerveau de bien fonctionner.
Pour lutter contre la fatigue mentale, le médecin insiste sur l’importance de faire des pauses (1 minute toutes les 15 minutes, 15 minutes toutes les heures, 1H au bout de 3H… à chacun sa version). “Une pause n’est pas une défaite mais un investissement”, conseille le Dr Anselem. Le sommeil est également clef. Souvenez-vous quand vous étiez enfant : on vous exhortait à bien dormir pour chouchouter votre mémoire !
Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne
Maintenant que nous avons planté le décor, nous sommes obligés d’admettre qu’il existe bien entendu des exceptions à la règle. Tout simplement, car nous n’avons pas tous la même résistance face à la charge mentale. Pour quelqu’un qui a déjà du mal à rester focus 8H dans la journée, il est évident que le passage à 8H45 risque de faire des dégâts.
Mais pour d’autres, cela passera les doigts dans le nez. “En réalité, tout dépend du métier que l’on exerce. Et surtout, de sa résistance personnelle. La capacité d’adaptation du corps humain, que l’on parle du physique ou du mental, est énorme”, observe le médecin. La capacité d’attention dépend aussi de la motivation, soit de l’intérêt que l’on porte à un sujet.
En effet, si un lycéen ne reste concentré que 15 secondes lorsqu’il scrolle des chorégraphies sur TikTok, un chirurgien peut opérer jusqu’à 18H d’affilée sans défaillir. Comme pour le sport, il s’agit donc d’une question d’entraînement. Mais pas que.
Stress objectif VS stress subjectif, qu’est-ce que ça veut dire ?
Cette faculté à rallonger ses journées est également liée au ressenti subjectif du stress. “En effet, on voit que certains chefs d’entreprise qui évoluent dans des milieux très difficiles ne présentent pas de signes de stress, quand pour d’autres travailleurs, la jauge est totalement différente”, assure le Dr Anselem. Pour en revenir à la semaine de 4 jours, même si elle ne semble pas idéale d’un point de vue physiologique, il est probable qu’elle soit vécue de manière très positive au niveau subjectif.
Possibilité de faire un weekend prolongé, de rendre visite à un proche qui habite loin, de s’octroyer une journée complète pour faire un sport qui nécessite du temps, ou tout simplement de promener son caddie dans des rayons presque vides… “Si la semaine de 4 jours permet de diminuer le stress subjectif, alors, elle est meilleure pour l’organisme. Mais dans le cas inverse, si la pression est trop grande, car il faut toujours en faire plus dans un temps raccourci, l’effet ne sera pas bénéfique”, résume le Dr Anselem.
💡 3 exercices pour travailler sa capacité de concentration.
- Pratiquer la pleine conscience, ou la capacité de l’esprit à se refocaliser sur l’instant présent. Lorsque l’esprit vagabonde, il a tendance à s’accrocher aux pensées négatives. La visée de la pleine conscience est de laisser passer ces pensées sans les juger, pour revenir sur la tâche que l’on est en train d’effectuer. “Grâce à la plasticité neuronale, la pleine conscience permet de muscler sa concentration avec la pratique”, constate le médecin.
- Faire du sport est également essentiel : s’astreindre à une activité physique permet non seulement d’affûter ses biscoteaux… mais aussi son cerveau ! Il est un facteur de croissance neuronale. “De plus, l’activité physique permet de libérer l’énergie accumulée par le stress, et de l’utiliser à bon escient, en mettant de la distance avec la tension émotionnelle”, explique notre expert.
- Essayer la cohérence cardiaque. Il s’agit de ralentir sa respiration selon un rythme spécifique (6 respirations par minutes) pendant 5 minutes, ce qui rend le rythme cardiaque plus régulier et apaise le cerveau. “Les effets sont moins durables que la pleine conscience, mais si on s’y astreint trois fois par jour, cela permet de diminuer la tension émotionnelle durablement”, recommande le Dr Anselem.
La semaine de 32H : la question qui fâche
En réalité, le fond du problème ne se trouverait-il pas ailleurs ? Pour Laetitia Vitaud, experte du futur du travail et autrice de l’ouvrage “En finir avec la productivité (Payot)”, il faut faire attention à ne pas se tromper de débat. “La seule question qui se pose véritablement, et que tout le monde esquive, c’est celle de la charge de travail. Elle est d’autant plus importante à l’heure actuelle puisque le travail est déconnecté de la pointeuse. Peu importe les modalités d’hybridation du temps de travail, le stress sera toujours au rendez-vous si la charge de travail n’est pas raisonnable”, prévient-elle.
C’est là que la perniciosité de la dichotomie col blanc / col bleu se révèle au grand jour. Il est évident que certains emplois, comme par exemple celui de boulanger, ne permettent pas de hausser la productivité pour compenser un moindre nombre d’heures. Il faudrait alors décider d’instaurer des journées de 8H45, ou accepter le passage au 32H.
Pour les emplois de bureau, et notamment les professions dites “intellectuelles”, “il est possible que l’employé arrive à être aussi productif en 32H qu’en 35 car il sait que son temps est compté”, affirme le Dr Anselem. On voit donc les limites du système si le problème de la charge de travail n’est pas sérieusement abordé.
Somme toute, la popularité du concept auprès des salariés qui en bénéficient déjà prouve bien que les bénéfices liés à la semaine de 4 jours sont véritables. Mais si, et seulement si, la charge de travail réelle est prise en considération sous peine de générer encore plus d’anxiété et de fatigue mentale. Un indicateur à suivre au long cours dans ces entreprises !