“On ne peut pas accepter que le monde s’écrive au masculin” : comment Aude de Thuin se mobilise pour l’entrepreneuriat féminin
Femme d’affaires à la carrière prolifique, Aude de Thuin se distingue avant tout par son engagement infaillible pour l’entrepreneuriat féminin. Fondatrice du Women’s Forum, de Women in Africa et de Sistemic, cette serial entrepreneuse ne cesse de lutter pour l’émancipation des femmes. Portrait.
À 73 ans, elle n’est pas encore prête à prendre sa retraite. Son combat ? Défendre la place des femmes dans l’économie et l’entrepreneuriat. Sa méthode ? Leur rendre le pouvoir en créant des forums d’envergure internationale. Elle, c’est Aude de Thuin, une “serial entrepreneuse” pour le moins visionnaire. Autodidacte, salariée seulement deux fois comme pompiste puis standardiste dans un centre médico-psycho pédagogique où elle est repérée par Françoise Dolto, elle estime être devenue entrepreneuse “par instinct” : celui d’identifier les mouvements sociologiques émergents.
La colère comme moteur
Forte de ses succès dans l’entrepreneuriat, Aude de Thuin décide, dans les années 2000, de se présenter pour participer au Forum économique mondial de Davos, “parce qu’on disait de cet endroit que c’était que le lieu où on pensait le monde de demain” se souvient-elle. “J’avais beaucoup de succès avec mes entreprises, et j’estimais que je pensais aussi le monde de demain, poursuit-elle. J’ai voulu y aller en 2000, 2001, 2002, et je n’ai jamais eu de réponse à mes demandes. En regardant de plus près, j’ai vu qu’il y avait 4% de femmes à Davos. Je me suis dit : mais comment est-ce qu’on ose penser le monde de demain avec 4% de femmes ?!”.
Révoltée par ce constat, elle décide de répondre elle-même à cette problématique en créant le Women's Forum for the Economy and Society en 2003. “On ne peut pas accepter que le monde s’écrive au masculin, s’insurge-t-elle. Le Women’s Forum est un forum mondial qui est devenu, trois ans après l’avoir créé, leader mondial. Il a été élu dans les 5 meilleurs forums au monde par le Financial Times. L’objectif de ce forum, c’était de faire parler des femmes du monde entier, de mettre en avant leur vision. Dès la première année, j’ai reçu plus de 35 pays et tout ça a très bien marché. C’est une des choses dont je suis la plus fière”.
Une influence au service de l’émancipation
Avec ce Women’s Forum plus que remarqué, l’entrepreneuse ne tarde pas à prendre la mesure de son impact à l’international lorsque les femmes d’affaires africaines la sollicitent pour créer ce qui deviendra, en 2015, le forum Women in Africa. Blanche, non experte sur la réalité business en Afrique, Aude de Thuin se sent au début peu légitime à entreprendre ce projet.
“La première raison qui m’a poussé à le faire, amorce-t-elle, c’est que j’ai travaillé sur un modèle économique différent, en créant, en plus d’un forum, un fond de dotation pour soutenir les femmes entrepreneuses africaines. Et nous sommes devenus le premier organisme de formation et de soutien aux femmes en Afrique : nous avons 51 ambassadrices sur les 54 pays. On reçoit plus de 30 000 dossiers par an, et on en retient 10 par pays, c’est -à-dire 540, et on a des jurys dans le monde entier. On est donc devenu le plus gros organisme panafricain, et c’est présidé par une femme africaine” tient-elle à souligner.
“La deuxième raison, c’est que quand j’ai interrogé des femmes africaines, j’ai pris conscience que, plus que jamais, elles n’ont aucune envie de migrer, ni de voir leurs enfants migrer. Ce qui veut dire qu’il faut stabiliser les pays, et que ça peut se faire grâce aux femmes. La demande de ces femmes, c’était que je les connecte au monde, parce que le monde ne sait pas ça. Quand il y a un problème dans un pays d’Afrique, on dit : 'l’Afrique va mal'. Mais il y a 54 pays ! Il y a des pays qui vont bien, d’autres qui sont beaucoup plus corrompus, et d’autres où sont mises en place de nouvelles gouvernances. Et en cela, les réseaux sociaux aident beaucoup parce qu’ils sont capables d’avoir une puissance de communication qui peut amener des changements : l’Afrique est très jeune, 75% de sa population a moins de 25 ans, et ces jeunes sont sur les réseaux sociaux. On en est qu’au début, mais je pense qu’on verra des choses très fortes arriver bientôt” conclue-t-elle, enthousiaste.
La rédaction vous conseille
Un combat pour repositionner les femmes dans la tech
En 2022, alors qu’elle pensait raccrocher les crampons, Aude de Thuin est frappée par un article des Échos où elle découvre “une photo de 7 hommes qui avaient levé 7 millions d’euros pour une boite d’intelligence artificielle pour le cancer du sein. Il n’y avait pas une seule femme sur la photo” se souvient-elle. Le lendemain, elle décide de partager son étonnement sur LinkedIn, où l’un des 7 hommes lui répond : “vous avez raison, on a une femme, on a oublié de la mettre sur la photo”.
Choquée, l’entrepreneuse prend la mesure de l’impact du Covid sur la place des femmes dans la tech : “Elles étaient plutôt en retrait. Et dans le même temps, côté nouvelles technologies, on a évolué de 5 ans en 2 ans. Donc ça veut dire quoi ? D’un côté les femmes en retrait, de l’autre côté une évolution des technologies sans les femmes : à nouveau, on écrit le monde au masculin. Et là, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser faire et j’ai créé SISTEMIC” argumente-t-elle.
Un organisme qui a donc pour ambition d’alerter sur une urgence, celle de féminiser les métiers des STEM (Science, Technology, Engineering and Mathematics), une urgence qui entre en résonance avec les besoins des entreprises qui “cherchent désespérément des femmes” déplore-t-elle. “Aujourd’hui, on va perdre en compétitivité si les femmes ne rentrent pas dans ces technologies qui vont composer l’essentiel des métiers, quand on sait que 80% des métiers vont changer dans les années qui viennent. Là, nous travaillons sur les métiers de demain, et on va leur montrer que c’est mieux qu’elles y aillent plutôt que de rester en retrait, ou alors, elles vont se retrouver sur des métiers qu’elles ne vont pas aimer, qui seront moins payés, etc. Tout ça est un problème à la fois psychologique, économique, de compétitivité pour notre pays, et les enjeux mondiaux sont énormes” conclue-t-elle.