Dis-moi comment tu t’habilles, je te dirai où tu travailles
Bleu de travail, costard-cravate, hoodie-baskets : notre tenue en dit long sur notre métier et notre employeur. Qu’il réponde à des normes de sécurité, ou qu’il vise à éviter le “fashion faux-pas”, le workwear est un véritable marqueur social qui reflète les évolutions du monde de l’entreprise du Moyen-Âge à nos jours. Voyage dans le temps dans nos dressings professionnels.
Cet article est issu de l'ancien blog de Swile.
Bleu de travail, costard-cravate, hoodie-baskets : notre tenue en dit long sur notre métier et notre employeur. Qu’il réponde à des normes de sécurité, ou qu’il vise à éviter le “fashion faux-pas”, le workwear est un véritable marqueur social qui reflète les évolutions du monde de l’entreprise du Moyen-Âge à nos jours. Voyage dans le temps dans nos dressings professionnels.
L'habit fait-il le moine ?
D’où vient l’adage selon lequel « l’habit ne fait pas le moine » ? Certains avancent que la maxime est une variante de la locution latine « barba non facit philosophum » (la barbe ne fait pas le philosophe) énoncé par le philosophe Plutarque à l’époque de la Rome antique. D’autres prétendent que cette leçon de vie est apparue en 1297 lorsque le descendant du consul de Gênes se déguisa en moine franciscain pour pénétrer incognito dans la forteresse de Monaco, et la prendre aux mains des Gibelins (habile !). La phrase aurait ensuite été reprise au Moyen-Âge par Rabelais pour désigner les moines frivoles n’étant pas à la hauteur de leur statut, et donc de leur tenue (moins habile !).
En tout état de cause, si l’habit ne fait pas toujours le moine, la tenue vestimentaire est depuis des siècles un indice précieux pour qui veut identifier le métier d’un individu. Charpentiers en salopettes, aviateurs en blouson, militaires en kaki, mécaniciens en combinaison, médecins en blouse blanche, pêcheurs en cirés, marins en débardeur… loin d’être une coquetterie, le choix de la panoplie répond à des besoins professionnels bien précis. La sécurité, d’abord.
Depuis que le travail existe, les tenues de travailleurs visent à leur épargner les risques du métier : les tailleurs de pierre se protègent des projections par un tablier en peau d’agneau ; les maréchaux-ferrant s’isolent de la chaleur de leur forge grâce à un cuir ; les vitriers évitent le contact de bris de verre avec une blouse foncée appelée “blodo” ; les travailleurs des grands chantiers libèrent leurs mouvements avec des tuniques sans manches ; les médecins représentaient l’hygiène grâce à leur blouse blanche ; et les ouvriers impliqués sur des tâches de précisions portaient des gants de trois doigts (pouce + deux doigts) en laine et peau de mouton pour être plus minutieux.
La tenue fait aussi le statut.
Dès le Moyen-Âge, on pouvait distinguer les paysans en robes grises —une couleur peu coûteuse faite à partir d’écorce d’arbre— des nobles vêtus d’étoffes précieuses et colorées. Les années passant, la couleur sert à distinguer les fonctions au sein d’une même entreprise —chemises et hauts blancs pour les travailleurs les plus haut placés— mais aussi à séparer les différents corps de métiers : vert et brun pour les agriculteurs, gris pour les ouvriers, et bleu pour l’industrie.
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Le bleu de travail, c’est pas pour les bleus
Qui dit bleu pour l’industrie, dit la fameuse blouse de travail iconique. Oui, celle-là même qui se retrouvera des années plus tard sur les podiums des défilés Dior. C’est à l’occasion de la révolution industrielle du 18ème que le “bleu de travail” s’impose. Bleu, car la découverte (accidentelle) du pigment synthétique Bleu de Prusse —aussi appelé Bleu de Berlin— dans les années 1700 fournit un procédé de fixation peu coûteux et très résistant dans la durée. Mais si sa couleur marque, c’est surtout la forme du vêtement qui importe.
Avec la modernisation des outils, le travail à l’usine occasionne de nombreux accidents lors desquels les machines automatisées happent les vêtements trop amples des ouvriers. Le bleu de travail est ainsi le tout premier équipement de protection individuel (EPI) officiel. D’une coupe simple et droite et doté de poches plaquées sans rabat, il tranche avec les tenues plus larges et amples de l’époque précédente. Coupée dans une toile épaisse, la tenue offre une meilleure résistance aux coupures et à la poussière, et une facilité d’entretien qui la rend plus durable.
D’une pièce unique au format blouse, salopette ou combinaison cintrée à la taille, le bleu de travail se divise au fil du temps en plusieurs pièces : pantalon, veste, etc. Il devient petit à petit une norme chez les ouvriers, et les syndicats se battent pour que les employeurs le fournissent aux travailleurs. Le succès du vêtement est tel que d’autres professions l’adoptent (peintres, cheminots, facteurs, marins) faisant du bleu un marqueur de classe sociale, tantôt revendiqué avec fierté, tantôt boudé.
C’est la naissance de la célèbre opposition entre cols blancs (patrons et contremaîtres) et cols bleus (ouvriers). Il restera dans l’usine jusque dans les années 1970, date à partir de laquelle certains ouvriers préfèrent venir avec leur propre tenue.
Lee, Levi Strauss & Co, Dickies et Carhartt au travail
Aux 19ème et 20ème siècles, les jeans et denims font leur apparition, et en premier lieu dans le monde professionnel. À l’époque, Levi Strauss & Co et Lee commercialisent des pièces de tissu de coton à armure de serge teintes en bleu (un héritage du bleu de travail) dont les doubles surpiqûres et les rivets cloutés assurent robustesse et durabilité.
Le travail de bureau est encore marginal, et il faut du solide pour les travailleurs ! Pensés pour les colporteurs et les chercheurs d’or, les tenues sont ensuite adoptées par les agriculteurs, les ouvriers et les professionnels du chemin de fer.
La généralisation des jeans et denims contribue à atténuer la différence entre les professions (qui se distinguent davantage par leurs outils que par leurs tenues) et entre le milieu personnel et professionnel, de nombreux travailleurs n’ayant pas les moyens de changer de vêtements d’un contexte à un autre. Certaines entreprises, comme La Poste, optent alors pour leurs propres tenues, faisant de la panoplie de travail un reflet de l’employeur plus que de la profession.
C’est aussi à cette époque que le bleu de travail réapparaît hors du monde l’entreprise. Porté par les étudiants lors des événements de mai 1968, il est récupéré par les professionnels de la mode qui le transforment en pièce de style. Aujourd’hui, lesdites blouses sont un must-have des gardes-robes branchées.
Le phénomène ne se limite toutefois pas au bleu de travail : le workwear dans son ensemble débarque dans le grand public, à l’instar des chaussures de bûcherons Timberland, des équipements professionnels Dickies, des tenues ocre-brun Carhartt, et même des vêtements de chantier Caterpillar.
Qui veut la peau de l’uniforme ?
Avec l’essor du travail de bureau, la tenue de travail se défait de sa mission sécuritaire pour devenir un vecteur de statut professionnel. Que ce soit le foulard des hôtesses de l’air, la robe noir à col blanc des avocats, ou le béret vert des commandos marine, le vêtement vient asseoir l’expertise de celui ou celle qui le porte.
Pour les métiers de bureau, le costard-cravate se généralise rapidement. Apparu en Angleterre dans les années 1850, et largement représenté dans le cinéma, il s’impose dans les centres urbains comme gage de classe et de sérieux, à tel point que dans les années 1920, les femmes l'utilisent pour revendiquer leur égalité face aux hommes. Aujourd’hui encore, il reste la norme dans de nombreux métiers, notamment chez les employés du secteur financier ou les métiers du conseil.
La suite de l’histoire, on la doit encore une fois à Levi Strauss & Co. Dans les années 90, sa marque Dockers, qui cherche à écouler des pantalons en coton “chino”, contacte 25 000 responsables de ressources humaines d’entreprises américaines pour leur suggérer d’autoriser les tenues décontractées un jour par semaine. Le “Casual Friday” fait son entrée dans les bureaux, et vient chatouiller le statut hier indéboulonnable des costumes.
Dans la foulée, la panoplie vestimentaire des nerds de la Silicon Valley s’exporte dans le monde, et les sweats, t-shirts et baskets deviennent symboles de liberté et d’authenticité face à la culture dominante perçue comme trop stricte. Cette libération des codes vestimentaires a du bon, mais dans certaines entreprises, la dictature du cool et la police du “fashion faux-pas” vont si loin que la panoplie vestimentaire du startuper devient à son tour un nouvel uniforme qui contraint celui qui le porte dans un moule.
Loungewear is the new workwear ?
Au 21ème siècle, la politique de la tenue unique émerge dans le monde du travail. Mark Zuckerberg, Steve Jobs et même Angela Merkel ou Barack Obama revendiquent d’alléger leur charge mentale quotidienne en portant systématiquement les mêmes vêtements. Avec le confinement et l’essor du télétravail, du moins pour les métiers de bureau, la tendance se confirme : après la sécurité, la légitimité, c’est le confort qui prime dans le choix d’habillement.
Selon une étude de Cotton Incorporated publiée en mars 2021, l'argument du confort guide désormais les choix d’achats de 74% des consommateurs, soit 11% de plus par rapport à 2020. La chaîne de magasins de vêtement américaine Nordstrom le confirme en reportant une hausse de 136% des recherches dans la catégorie “comfort work clothing”.
Demain, le loungewear sera-t-il pour autant le nouveau workwear ? C’est peu probable : selon des chercheurs australien, la santé mentale serait moins bonne chez les télétravailleurs en pyjama que chez les autres. À croire que trop de détente tue la détente. En fait, tout porte plutôt à croire que l’avenir mariera le meilleur des deux mondes, et que les travailleurs apprendront à choisir des tenues qui combinent sérieux et détente.
Au Japon, des créatifs ont pris la mission à la lettre en inventant des chemises-pyjama pensées pour les visioconférences. Dans un registre plus consensuel, la marque Uniqlo propose désormais une gamme smart & confortable.
Une tendance partie pour durer ? Que ceux qui ne sont pas fans du laisser aller au travail se rassurent : le costume-pyjama sera toujours une tenue plus habillée que celle qu’un étrange psychologue avait vanté au milieu des années 2010 et qui avait été reprise avec plus ou moins de sérieux dans plusieurs entreprises. Spoiler : c’était pas de tenue du tout. Alors à vos pilou-pilous, et au boulot !