Enfants boomerang : ces jeunes actifs contraints de retourner vivre chez leurs parents

De plus en plus de jeunes actifs se voient contraints de retourner vivre chez papa-maman, malgré un emploi stable. Face à la hausse des loyers et à des salaires qui peinent à suivre, la quête d’indépendance devient un défi de plus en plus difficile à relever. En France, 1,3 million de jeunes salariés de plus de 25 ans vivent sous le même toit que leurs parents, un phénomène qui met en lumière les difficultés d’accès à un logement abordable pour une génération confrontée à une précarité grandissante.
Trente ans passés et toujours chez papa-maman ? Au début des années 2000, ça faisait marrer tout le monde. La preuve : on en a tiré une comédie culte, Tanguy. Souvenez-vous, ce normalien ultra-brillant, agrégé de philo, expert en japonais et surtout, incapable de couper le cordon avec ses parents.
Les Tanguy du boulot
À l’époque, c’était un cas isolé, presque un phénomène sociologique. Mais les choses ont changé, et pas comme on aurait pu l’imaginer. Aujourd’hui, à ceux qui ne quittent jamais le domicile parental s’ajoutent “les enfants boomerangs”. Ces adultes qui, après avoir pris leur envol, sont contraints de revenir chez leurs parents. Les deux phénomènes se superposent, redéfinissant une réalité où revenir ou rester chez ses parents n’est plus une exception, mais une nouvelle norme.
À l’origine, l’expression "enfant boomerang", née dans les années 1990 en Amérique du Nord, désignait ces jeunes adultes touchés par la récession ou par la hausse des loyers, qui retournaient temporairement chez leurs parents. Ce phénomène a depuis traversé l’Atlantique, et a pris une ampleur inédite en France.
Car aujourd’hui, ces enfants boomerangs ne sont plus seulement des victimes d’une crise passagère. Ils sont les témoins d’un mal plus profond : une crise structurelle, fruit d’une précarité grandissante, de salaires trop bas, des loyers hors de portée et d’un manque dramatique de logements sociaux.
Rupture amoureuse, instabilité financière, réorientation : les multiples chemins du retour chez les parents
Retourner vivre chez ses parents après 40 ans, jamais Julia n’aurait imaginé devoir y faire fasse. Et pourtant, après sa séparation avec le père de sa fille, elle a dû s’y résoudre. “Après des semaines de recherche infructueuse, j’ai pris un garde-meuble et débarqué chez eux avec deux sacs de fringues, dans leur chambre d’amis”, raconte-t-elle.
Graphiste à son compte, elle a mis près d’un an à trouver un appartement où sa fille pourrait avoir son espace à elle. “C’était une période très dure : il fallait faire le deuil de ma relation, continuer à m’occuper de mon enfant, travailler, et essayer de me reconstruire en même temps”, confie Julia. Heureusement, ses parents lui ont offert un havre de paix. En plus de lui apporter un soutien moral, ils l’ont aidé dans ses démarches administratives, un soutien précieux pour retrouver un équilibre.
“J’avais l’impression de régresser, de redevenir une enfant sous surveillance permanente”
De son côté, Zoé, 28 ans, est revenue chez ses parents à Paris après avoir travaillé plusieurs années en Argentine dans l’élevage. “Je pensais que ce départ serait un aller simple. Il y avait beaucoup de travail là-bas. Puis le Covid est arrivé, tout s’est arrêté, et j’ai dû rentrer en catastrophe”, raconte-t-elle.
Après avoir vécu seule pendant plus de cinq ans, le retour dans l’appartement familial s’est révélé bien plus compliqué qu’elle ne l’imaginait. “Je n’avais plus aucune intimité. Mes parents n’arrêtaient pas de me reprocher mes choix professionnels, comme si tout était de ma faute. Et maintenant que j’étais là, je devais suivre des règles qui n’avaient pas bougé d’un poil depuis mon adolescence”.
Outre une présence obligatoire aux repas, la presque trentenaire devait signaler ses horaires de sortie, partager chaque détail de ses recherches d’emploi, participer aux tâches ménagères… Zoé a vécu ce retour comme un calvaire. “C’était étouffant. J’avais l’impression de régresser, de redevenir une enfant sous surveillance permanente”.
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Les pieds sous la table ? Pas vraiment
Quant à Pierre, c’est la fin d’un bail qui n’a pas été renouvelé qui l’a contraint à revenir chez ses parents. Locataire d’un deux pièces à Lyon depuis dix ans, il avait su, jusqu’alors, maintenir l’équilibre financier. Le loyer, stable et raisonnable pendant cette période, lui permettait de vivre, malgré son emploi modeste dans un cinéma de quartier.
Mais le contexte a changé. En une décennie, les loyers ont bondi de près de 30%, un chiffre qui a transformé l’équation en un casse-tête insoluble. Il a cherché un autre appartement pendant six mois, mais les prix étaient hors de sa portée. Alors, faute d’option, il a dû faire ce que beaucoup redoutent : retourner dans la maison où il a grandi.
“Avant, j’allais au boulot à pied. Quand je suis retourné chez mes parents, je passais deux heures par jour dans la voiture”, se souvient-il. Mais ça, ce n’était qu’un détail. Le retour chez ses parents, c’était un saut dans un autre monde. Les règles avaient changé. Plus question de s’étaler comme un ado en vacances. Il devait payer une part du loyer, tenir le balai, surveiller ses fréquentations. Pas d’invités dans sa chambre, c’était clair.
Ses parents avaient dressé une liste stricte, comme pour lui rappeler que ce retour n’avait rien d’un long séjour tout frais payé. Eux disaient que c’était pour son bien, pour éviter qu’il ne s’installe trop confortablement dans cette situation qu’il redoutait autant qu’eux. Pierre, lui, se contentait d’acquiescer. Et chaque soir, dans son lit d’enfant devenu trop court, il se demandait combien de temps il tiendrait dans ce tableau en huis-clos. Il a tenu neuf mois avant de trouver une place dans une coloc dans le centre de Lyon.
Reproches et non-dits : les défis de la cohabitation au domicile familial
Si Zoé et Pierre ont mal vécu leur retour chez leurs parents, c’est peut-être parce qu’en France, quitter le foyer familial n’est pas qu’une étape, c’est un symbole. Une sorte de rite discret mais sacré qui marque l’entrée dans l’âge adulte, avec son lot d’indépendance, de liberté et, soyons honnêtes, un soupçon de fierté.
Poser ses valises ailleurs, c’est dire au monde : Je me débrouille, merci bien. Alors quand, pour une raison ou une autre, des adultes reviennent vivre sous le toit parental, ils n’échappent pas à un jugement, souvent implicite, qui vient peser sur leur situation. Les parents les accueillent, certes, mais le poids de ce retour leur est lourdement infligé : entre reproches et non-dits, ils rappellent qu’ils n’ont pas respecté le rite d’émancipation.
“Si la plupart des parents sont heureux de pouvoir aider leur enfant, ils ne souhaitent pas que cette situation s'éternise, explique à Atlantico Barbara Mitchell, sociologue canadienne, autrice de The Boomerang Age, le livre qui a popularisé l’expression enfant boomerang. Il faut donc qu'ils aient le sentiment que leur enfant reste actif, essaye au maximum de s'en sortir, et participe le plus possible aux finances et aux tâches ménagères du foyer, sinon, cela risque de créer de fortes tensions. »
Quitte-t-on le nid trop tôt en France ?
Ce modèle qui valorise l’émancipation, né dans les années 1970, est fondé sur une idée simple : il faut pousser l'enfant hors du nid pour qu'il puisse enfin se construire seul. En France, l'âge moyen du départ est de 23,6 ans, un chiffre qui incarne à la perfection cette culture de l'autonomie précoce. À l'opposé, dans des pays comme la Pologne, les jeunes quittent le domicile parental plus tard, vers 28,4 ans, dans une structure familiale où les liens restent plus intacts et plus prolongés.
Les parents français considèrent que l'éloignement est un bienfait, une chance pour leur enfant de s'affirmer sans les repères du cocon familial. Pour eux, cette distance physique profite aux deux : au jeune, qui forge son indépendance, et aux parents, qui peut retrouver une forme de liberté, un équilibre retrouvé.
Mais ce modèle a ses failles, et lorsque l’adulte doit faire marche arrière, lorsque, contraint par des épreuves ou des difficultés d’insertion, il retourne chez ses parents, ce qui devrait être une solution temporaire prend rapidement des allures de régression. Ce retour est vécu non seulement comme une contrainte, mais aussi comme une honte, un échec profond, difficile à surmonter, même s’il est transitoire.
Un phénomène en plein essor
Malheureusement, le phénomène des “enfants boomerang” n’est pas prêt de ralentir. Selon la Fondation Abbé Pierre 1,3 million de jeunes salariés de plus de 25 ans vivent encore chez leurs parents, d’après une étude publiée le 16 mai 2024. Pas par choix, mais par contrainte. Ce chiffre, en hausse de 5 % en seulement sept ans, illustre une réalité bien plus structurelle que ponctuelle.
Avec des loyers du parc privé qui ont connu une hausse quasi- ininterrompue de 1984 à 2020 - à qualité égale, ils ont été multipliés par 2,6 en 36 ans -, les moins de 30 ans se retrouvent en première ligne. Chaque hausse de prix est une nouvelle barrière à franchir, et beaucoup n’y parviennent pas. Le parc social, quant à lui, semble presque inaccessible : les 18-30 ans y restent largement sous-représentés, piégés par des délais interminables et des critères d’attribution souvent trop stricts.
Cette précarité croissante est d’autant plus marquante que, selon l’Insee, un jeune diplômé en 2010 avait 40 % de chances de retourner vivre chez ses parents. Mais combien de temps ces familles pourront-elles tenir à bout de bras ce rôle d’amortisseur social silencieux ?
Il n’est plus seulement question d’un retour dans l’ancienne chambre d’enfant, mais un retour à l’inconfort, à la dépendance, à un entre-deux bancal qui ne satisfait personne. Alors, si l’histoire se répète, la question qui reste en suspens est simple : à quoi bon ouvrir la porte de la vie adulte, si elle est condamnée à rester fermée à double tour ?