“J’ai fait choisir leur salaire à mes collaborateurs, et ça a été un fiasco”
Edouard Pick est le PDG de l’entreprise Clinitex. Adepte des innovations managériales, il a proposé à ses salariés de choisir eux-mêmes leur salaire, sans négociation possible. Résultat : la cata. Pour autant, il ne regrette rien de son expérience.
Clinitex n’est pas une start-up de la tech mais une société de plus de 40 ans. Comme quoi, on peut être une entreprise libérée qui s’ignore ! “La confiance et la liberté étaient deux valeurs très importantes pour mon père, mais ce n’est qu’en 2015 que nous avons fait notre coming out managérial”, plaisante Edouard Pick qui a repris le flambeau de l’entreprise familiale il y a quelques années.
Ce coming out a commencé par le chantier de la transparence : publication des indicateurs économiques, pédagogie autour des dividendes, puis, chemin faisant, diffusion d’une grille de salaire non nominative, puis nominative. C’est finalement en 2016 que débute l’ultime expérimentation : le libre choix des salaires. “J’avais racheté une entreprise au 1er décembre dans laquelle une quinzaine de collaborateurs recevaient une prime oscillant entre 250 et 2500€ chaque fin d’année, ce que j’ai pu constater en regardant leurs anciens bulletins de paie”, se souvient-il. Ces collaborateurs l’ont donc sollicité pour connaître le montant qu’ils allaient percevoir en fin d’année.
Le hic, c’est que le patron n’a à l’époque strictement aucun recul sur l’année écoulée puisqu’il vient de racheter l’entreprise. Plutôt que de faire une moyenne des années précédentes, il opte pour une alternative plus audacieuse : laisser les salariés choisir le montant de leurs primes en leur expliquant que celles-ci seront ensuite publiées. “C’est un exercice difficile, car il y a souvent beaucoup de pudeur autour du sujet de l’argent”, analyse-t-il.
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L’exception qui confirme la règle
Au final, les montants demandés sont cohérents et recoupent l’enveloppe que le patron avait imaginée. Tous, à l’exception d’un : une personne s’est octroyée 3500€ de prime. Résultat des courses : “les autres membres de l’équipe ont agi comme des gardiens en écartant ce collaborateur du groupe. Ils se sont quelque part sentis trahis parce que eux n’avaient pas abusé”, rapporte Edouard Pick.
Malgré tout, cette expérience est plutôt concluante - presque fastoche - à tel point que l’année suivante, il décide de laisser les 200 collaborateurs occupant des fonctions support (dont la rémunération n’est pas soumise à une convention collective), choisir leur salaire. Deux conditions sont posées :
1. Regarder ce qui se fait sur le marché
2. En discuter avec ses collègues proches
Un sac à dos trop lourd à porter pour les salariés ?
Mais lorsque le patron reçoit les demandes, il tombe rapidement sur des requêtes incongrues : un magasinier se rajoute 1000€ bruts par mois, et une responsable RH s’augmente de 50% (tant qu’à faire). “En tant que garant de la pérennité de l’entreprise à long terme, je n’ai pas pu accepter cela”, explique-t-il.
Pour lui, autoriser ces augmentations aurait conduit l’entreprise droit dans le mur. “J’ai préféré tout arrêter sans jugement. Aucune demande n’a été rendue publique”, poursuit-il. Car le problème selon Edouard est que non seulement, ces demandes n’étaient pas corrélées au marché, mais que de surcroît, les accepter aurait conduit à une exclusion de ces collaborateurs par le reste du groupe, puisque les salaires sont transparents.
Pour se sortir de ce sable mouvant, le CEO fait jouer son droit à l’erreur. “Cela a peut-être eu un impact sur ma crédibilité, mais je suis convaincu que c’est aussi ce droit à l’erreur qui permet d’être davantage audacieux”, analyse-t-il. Adepte de l’adage : “il ne faut pas tomber amoureux de ses idées”, il a préféré assumer.
4 enseignements à retirer de cette expérience
Malgré tout, il tire quatre conclusions de cet essai manqué :
1. Les fourchettes de salaire disponibles sur internet peuvent brouiller les cartes du jeu tant elles oscillent entre des valeurs allant parfois du simple au double.
2. On a tendance à se voir plus beau qu’on ne l’est, et penser que l’on mérite mieux. Du coup, on va taper en haut de la fourchette en pensant qu’on le vaut bien.
3. Il faut déployer beaucoup de pédagogie pour mener ce type d’expérimentation. Surtout, ce genre d’initiative est plus difficile à pratiquer avec des employés qui n’ont pas une vision large du marché ou de l’entreprise.
4. Le choix de la rémunération est une très forte responsabilité qui pèse sur les salariés. Ce n’est pas pour rien que les personnes en charge de ces choix sont d’ordinaire mieux payées que les autres, car les décisions ne sont pas faciles à assumer.
Au final, Edouard Pick ne regrette rien. Il n’est pas non plus opposé à l’idée de retenter l’expérience avec des salariés mieux acculturés. Et si être à la hauteur, c’était s’autoriser à faire des erreurs ?