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Pourquoi adore-t-on dire “je suis sous l’eau” au travail ?

Faut-il forcément trimer, être “sous l’eau”, et faire des nocturnes pour être un “vrai” au boulot ? La performance est-elle vraiment liée au temps passé au travail ? On vous explique pourquoi on a tendance à récompenser ceux qui bossent dur et pas forcément ceux qui bossent bien. Ou le paradoxe de la charrette…


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Il est 17H30, Sophie enfile son manteau et s’apprête à passer la porte du bureau quand son collègue lui claque le redoutable “t’as pris ton après-midi” ?  Car José, lui, ne décolle jamais avant 21H du bureau. Toujours présent sur tous les fronts, l’amigo aime flirter avec les deadlines, mettre un bon coup de collier jusqu’à 23h et sauver les situations désespérées. Et il ne manque pas de le dire à qui veut bien l’entendre.

De son côté, Sophie affiche une personnalité réservée et déteste travailler dans l’urgence. Elle rend toujours son boulot en temps et en heure. À cheval sur la gestion de ses priorités, elle sait dire non, quitte à passer pour la rabat-joie de service.

Bref, comme nous l’explique Delphine Tordjman, Directrice de Smartness, il y aurait d’un côté le “diseux” (celui/celle qui parle beaucoup de ce qu’il fait et se dit souvent débordé), et de l’autre le “faiseux” (celui/celle qui fait son travail sans rien dire, en temps et en heure, mais ne communique pas sur ses résultats). “Chacun ayant ses propres défauts et qualités”, affirme-t-elle.

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Est-ce que “beaucoup travailler” = “bien travailler” ?

À votre avis, qui de Sophie ou José va être le plus récompensé ? Et bien tout dépend de la culture d’entreprise dans laquelle nos deux personnages évoluent. “Dans les results-only environment, seule l’atteinte des résultats compte. On ne va donc pas glorifier quelqu’un qui travaille jusque tard dans la nuit, mais avant tout celui qui fait preuve d’efficacité”, assure notre experte.

À moins de travailler dans un cabinet d’affaires digne de la série Suits où, par nature, personne ne dort jamais (mais comment font-ils pour garder le teint si frais ?), on retrouve globalement cet état d’esprit dans des pays comme l’Allemagne ou les États-Unis. “Là-bas, les gens qui finissent tard ou font déborder les réunions sont plutôt perçus comme non performants, car incapables de bien organiser leur charge de travail”, lance Adrien Fender, expert en santé psychologique au travail pour le cabinet Stimulus.

En France, on a peur de passer pour des feignants

À l’inverse - même si les lignes ont tendance à bouger - la France est plutôt dans le modèle opposé où Sophie n’est pas une cool girl et où José peut fanfaronner en toute liberté. “Chez nous, la souffrance est encore souvent une preuve de loyauté dans un système capitaliste”, poursuit Adrien Fender.

Autrement dit, les salariés ne se targuent généralement pas de se sentir confortables, à l’aise et pas très surchargés au travail par peur de passer pour des feignants. La tendance est plutôt à se vanter d’être “sous l’eau” et à courir dans les couloirs (quitte à brasser du vent). “Le travail est encore associé à ses racines latines suggérant qu’il se fait dans la douleur”, ajoute Delphine Tordjman. Bref, cela revient à dire : Dis-moi combien tu as fait de sacrifices et je te dirai combien tu es motivé !

Présentéisme = performance = succès ?

Une manière de voir les choses qui répond au concept de “moralisation de l’effort”. Une étude portant sur le sujet explique ainsi que de nombreux environnements de travail (comme en France ou Corée du Sud), vont davantage récompenser - y compris financièrement - l’effort en lui-même. Et ce, même si cet effort ne produit pas plus de performance pour l’entreprise ! En gros, les personnes les plus productives seraient “pénalisées” : paradoxal non ?

La personne fournissant cet effort va être perçue comme plus morale, davantage dans le don de soi, et donc être considérée comme un meilleur partenaire au travail. “La moralisation de l’effort s’explique aussi par le fait que dans les métiers intellectuels, l’efficacité au travail peut être plus difficile à mesurer. Du coup, le présentéisme peut être utilisé comme un indicateur, partant de l’hypothèse que ces personnes sont compétentes dans leur travail. Logiquement, si elles sont plus présentes, elles apportent plus à l’entreprise”, affirme Adrien Fender. Pourtant, ce ne sont pas toujours les personnes les plus présentes qui affichent les meilleurs résultats ! Le paradoxe est bouclé.

Mais parfois… l’effort est récompensé

Il est malgré tout important de souligner qu’il existe différents types d’environnements dans lesquels l’effort est récompensé, et que tout n’est pas noir ou blanc.

1. Les environnements très compétitifs, comme les cabinets d’avocats, de conseil ou encore les banques, cultivent un modèle dans lequel il s’est opéré un glissement de la norme. “C’est normal de travailler jour et nuit parce que l’on est payé pour, et que c’est d’emblée la règle du jeu. Il existe dans ces environnements une véritable éthique de la performance”, observe Adrien Fender.

2. Les environnements où s’épanouit le syndrome du pompier : ce sont des entreprises où les employés font preuve de beaucoup de solidarité entre eux, où chacun se sert les coudes. Il peut s’agir d’une startup en hypercroissance qui ne recrute pas assez vite par rapport à la hausse de son activité, ou d’une boîte où les effectifs ont été diminués et où la charge de travail s’est accrue pour tout le monde.

Il y a alors un sentiment de fierté à venir épauler un collègue en difficulté. “C’est le genre de collectif joyeux où tout le monde s’entraide, où il n’y a pas de menace, mais cela n’empêche pas de s’abîmer la santé”, décrit Adrien Fender.

Faut-il à tout prix sortir de ce modèle ?

Il n’existe pas de réponse préétablie que l’on pourrait copier-coller d’une organisation à l’autre. Si l’on choisit par exemple de s’engager dans un cabinet de conseils ultra-compétitif, on sait ce qui nous attend. Mais les récentes vagues de démission record dans ces structures prouvent que les salariés (et notamment les jeunes générations) ont de plus en plus de mal à accepter ce deal.

De plus, la valorisation de “la culture de la charrette” est défavorable à une partie des salariés comme les jeunes parents ou les aidants qui ne peuvent pas suivre le même rythme que les autres, et vont davantage se concentrer sur leur tâche que le “faire-savoir”. Le risque étant alors de recruter des armées de clones et de se priver d’autres points de vue.

Comment sortir de la charrette ?

Pour changer les choses, les managers ont un rôle clé, surtout sur leur façon de glorifier ou non cette culture de la charrette (ou “d’être sous l’eau”, chacun son image). Dans tous les cas, plusieurs solutions existent :

  • Les managers sont les premiers à donner le ton de la culture d’entreprise, souligne Delphine Tordjman. Autrement dit, s’il leur arrive de travailler jusque tard dans la nuit, ils ont l’interdiction d’en parler à leur équipe. Cela permet ainsi de ne pas normaliser ce mode de fonctionnement. “Et surtout, si l’on empêche une personne de se gargariser d’avoir travaillé tard, il ne va lui rester que la fatigue de l’effort et pas le plaisir social”, ajoute Adrien Fender.
  • Les managers doivent également apprendre à ne pas valoriser les personnes qui sont sans cesse dans le rouge, et plutôt leur apprendre à solliciter de l’aide si la date de rendu n’est pas tenable, ou encore à manifester leurs difficultés. “Mais bien sûr, cela n’est possible que dans un environnement bienveillant”, tempère Adrien Fender.
  • Il faut enfin éduquer les clients dans un monde où ils sont rois, ce qui n’est pas toujours simple, surtout dans les environnements compétitifs. “Il s’agit alors d’opérer par glissement marginal, par petites touches”, affirme l’expert. Dans le cas par exemple des cabinets de conseil, il n’est pas possible du jour au lendemain de décréter que les consultants doivent travailler de 9h à 18H. “Ces sociétés sont dans ce que l’on appelle une impasse mexicaine, comme dans un western où trois types se retrouvent en triangle et où le premier à tirer a perdu”, illustre-t-il. En revanche, on peut par exemple décréter que le vendredi est un jour travaillé au bureau et pas chez le client, un changement acceptable.

Autant de pistes pour faire évoluer la figure du héros au boulot des temps modernes !

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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