Recruter, un art ou une science ?
L’art d’engager quelqu’un doit-il s’en tenir à la science pure et dure ou bien plutôt s’axer sur un relationnel aux raisons parfois abstraites ? Vaste question décortiquée par 3 expert‧es du recrutement. Et vous verrez même qu’à la fin le recruteur… ne recrute pas.
Avez-vous déjà eu l’impression de décrocher un job (ou de ne pas l’avoir) pour des raisons… subjectives ? Parce que le “feeling” n’était pas passé (ou très bien passé justement). Sûrement que oui… mais c’est peut-être aussi quelque chose que vous vous dites pour vous rassurer.
Car le recrutement est censé être plus une science qu’un art. C’est en tout cas le constat de 3 spécialistes. “J'ai une vision assez pragmatique de tout donc je dirais plutôt une science. En tout cas, la science nous aide à objectiver certains éléments”, démarre Charlène Hemery, fondatrice de Talent Catcher.
“Pour moi le recrutement c'est éminemment scientifique, il y a des canevas, des méthodologies”, abonde Elise Moron, ancienne chasseuse de têtes. Elle s’est inspirée de ce qui se faisait outre-Atlantique pour rationnaliser son métier : “là-bas, ils appliquent des techniques de ventes : attirer, convertir, retenir. C’est basé sur des techniques de marketing, de ventes, de neuromarketing même. Si tu les connais, ça t’évite d’apprendre dans la douleur en faisant des erreurs”, précise-t-elle.
Pour Emmanuel Stanislas et ses 25 ans d’expérience dans le recrutement, le sujet est moins tranché : “Si par science tu entends quelque chose d’exact qui marche à chaque fois, alors non, ce n’est pas possible”.
L’entretien structuré à la rescousse des recruteurs ?
Parfois la science montre des choses, mais encore faut-il l’appliquer prévient Elise. Elle prend l’exemple de l’entretien structuré qui est “l'outil qui a le plus fort taux de prédiction de performance d'un candidat. Le problème c’est que beaucoup de recruteurs ne l’utilisent pas parce que ‘ça fait un peu trop robot’”.
“À partir du moment où tu changes la moindre question, tu crées une discrimination”, alerte-t-elle. Une inquiétude partagée par Charlène Hemery : “c'est dangereux de faire du recrutement sans s’outiller, en ça c’est une science”
- Poser toutes les questions
- Poser les mêmes questions
- Poser les questions dans le même ordre (pour éviter l’effet de Halo)
- Noter les réponses du candidat (et pas l’avis du recruteur sur les réponses)
“Et le prix du grand danger du recrutement est attribué… aux biais !”
Les biais : un classique qui ne déçoit jamais. Et plutôt que de les définir une énième fois, Elise Moron préfère nous souffler la définition donnée par Verna Myers (Head of Inclusion chez Netflix) qui dit que les biais cognitifs sont “les petites histoires qu’on se raconte dans nos têtes avant de connaitre l’autre”. “Il faut être très conscient de ses a priori, renchérit Emmanuel Stanislas, fondateur de Clémentine. On en a tous… mais on est moins en prise à ses a priori… si on connaît ses a priori”. Simple. Basique.
Les biais, c’est l’ennemi numéro 1 du recrutement. “Un candidat qui présente bien, charismatique et bien habillé, qui a une bonne poignée de main, qui a une bonne capacité d'élocution aussi, qui dégage une aura, et bien on va avoir tendance à privilégier alors même qu'il n'est pas hyper performant. C'est ce qu'on appelle souvent un faux positif : c'est à dire qu'il a été recruté alors qu’on n’aurait pas dû”, soutient-elle.
“Quand tu mets deux humains l’un face à l’autre, il y a forcément une part d’émotionnel. C’est impossible de le chasser… mais c’est important de mettre le doigt dessus”, confesse Charlène.
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Le fameux : “j’ai pas le feeling”
Être biaisé ce n’est pas seulement une question de prédisposition, mais c’est aussi parfois le fameux “feeling” (vous vous souvenez, celui du début de l’article). “Combien de fois on m’a dit : “je me sens pas de bosser avec lui”. Certains m’ont même dit “Je ne me vois pas boire une bière à chaque journée avec lui”. Pourtant, il a tous les critères… mais en même temps, est-ce qu’on a le droit d’avoir sa subjectivité ?” questionne Emmanuel Stanislas.
Elise Moron, la co-fondatrice Blendy qui forme au recrutement, donne une parade face à ce fameux “feeling”. “Quand on me dit : “j’ai pas le feeling”. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'on a un doute, donc il faut creuser. On pose des questions. “Il me fait penser à un candidat…”. Donc tu mets en place la méthode des incidents critiques pour comprendre ce qui fonctionnait ou non. Il faut faire comprendre que ce sont des candidats différents. Il faut rationaliser au maximum le feeling. S’il n’y a pas de fondement, ce n’est pas rationnel, s’il y a un fondement, c’est donc qu’il manque une compétence, et c’est out”.
Recruter, ça ne s’invente pas, ça s’apprend… tout au long de la vie
Mais recruter, c’est comme tout, ça s’apprend. Et c’est souvent là que le bât blesse. “Recruter sans formation, c’est laisser une place au hasard, et donc une porte ouverte aux biais”, martèle Charlène Hemery, qui accompagne les entreprises sur la question. “La formation ne t’enlève pas tes biais, mais elle te fait prendre conscience de certains biais. C’est pour ça qu’il faut se former régulièrement”.
Car ne pensez pas que le recrutement puisse s’improviser, comme manager, c’est un métier avant tout : “Comme 90 % des recruteurs, j’ai eu zéro formation. On m’a mis une tape dans le dos, et vas-y, va me chercher un CFO (directeur administratif et financier, ndlr)”, se souvient Élise avant de claquer : “J'ai pas honte de le dire : pendant quatre ans, j'ai mal recruté”.
Même constat chez Emmanuel Stanislas qui “regrette que beaucoup de gens sont en situation de recruter en entreprise et qu'ils n’ont pas été formés au recrutement”. Ou l’art du “doigt mouillé”, appuie Élise Moron.
Le recruteur ne recrute pas !
On voit bien que le recrutement et ceux qui le font, c’est un mille-feuilles de détails et de savoir-faire… qui aboutit ou non. Car in fine qui recrute vraiment ? “Alors spoiler : le recruteur ne recrute pas !”, déclame Elise Moron. “Celui qui prend la décision de recruter, c’est le manager puisque c'est lui qui choisit les membres de son équipe. Un peu comme Didier Deschamps qui le prend le meilleur joueur pour rejoindre son équipe et créer un collectif”.
“Pour moi, c'est évidemment le N+1. C'est celui avec lequel tu vas travailler”, abonde Emmanuel Stanislas. C’est lui qui est responsable de ton intégration, de ta performance et donc de ta réussite. C’est lui qui sera au quotidien avec toi”. Et de poursuivre : “je crois que le candidat doit choisir son manager plus que l’entreprise. La réalité de l’expérience collaborateur est extrêmement liée à la qualité de la relation avec son manager”.
Pour notre 3e experte, c’est un peu plus nuancé… mais tout de même assez parlant : “la réponse évidente ce serait de dire 50/50 entre le recruteur et le manager. La partie RH avec les soft skills, et le manager compétences métier. Dans les faits le poids des équipes RH/recrutement, c’est plutôt du 20/80. Si le manager a eu un gros coup de coeur, tu vas ramer pour mettre un véto”.
À quoi sert le recruteur… s’il ne recrute pas ?
Naturellement, me vient une question : à quoi sert le recruteur alors ? Cela fait plusieurs minutes qu’on parle (et que vous lisez), pour finalement se dire que la décision ne lui appartient pas (ou presque pas. “En tant que recruteur, ce qu'on nous demande, c'est d'identifier les meilleurs talents selon un propre prisme avec les éléments qu’on a identifié avec le manager. On cherche, on évalue, et on fait une short-list de 3-4 candidats”, précise la co-fondatrice de Blendy.
“Le recruteur est là pour te challenger, et te poser des questions. “Pourquoi tu as bien aimé ce candidat ? Qu’est-ce qui a fait que tu l’as apprécié ?”. C’est de la maïeutique socratique (faire accoucher d’une idée à quelqu’un, ndlr)”, poursuit-elle.
Mais cela peut-être “une erreur” de confier le seul recrutement au manager pense Charlène Hemery. “En ayant observé beaucoup d'erreurs de recrutement, de rupture de période d'essai, de gens qui déchantent… ça vient rarement des compétences techniques : c’est sur l’autre bord que ça coince”, rappelle la boss de Talent Catcher. Et de conclure : “savoir détecter une mauvaise motivation, une mésentente possible entre les personnalités, c’et beaucoup plus fréquent, et ça, c’est évalué en amont par le recruteur”.
Alors comment faire pour marier les besoins du managers et les recommandations des recruteurs ? La réponse est pourtant si simple : “transmettre au hiring manager uniquement des candidats que vous valideriez”, sourit Charlène Hemery. Ça parait évident dit comme ça en effet.