“Renforcer l’apprentissage des compétences psychosociales pour mieux vivre ensemble dans l’entreprise”
Pour un travail durable, pérenne, sain et efficace, il faudrait absolument maitriser certains skills : les compétences psychosociales. Un mot un peu compliqué qui cache des éléments simples, qu’on a tendance à oublier, et qui pourraient nous être (en partie) enseignés dès l’enfance. Par Vanessa Mendez, directrice adjointe de la Chaire UNESCO pour une culture de paix économique de Grenoble Ecole de Management
7,2/10, c'est la note que donnent les salariés français à leur santé mentale. Un autre chiffre est intéressant également : 81% déclarent ressentir de la fatigue mentale due aux exigences et pressions du travail. Une autre étude de la DARES fait état d’une augmentation et d’une aggravation des risques psychosociaux chez les salariés français. Comment interpréter ces statistiques ? Quels enseignements en tirer ? Et surtout quelles actions les entreprises doivent-elles mener pour infléchir ces chiffres ?
1. Le travail provoque des effets pathogènes dans certains environnements professionnels
Nous avons toutes et tous été en mesure d’observer, dans nos parcours de vie professionnelle, le caractère toxique de certains modes de gestion et d’encadrement et pratiques managériales. De l’application de simples consignes à la réception d’injonctions de la part du siège social en passant par la mise en œuvre de directives de service. Le tout, sans pouvoir exprimer un quelconque désaccord, contester le caractère illogique d’une tâche ou encore l’absurdité d’objectifs quantitatifs. Ainsi, les motifs de frustration, d’insatisfaction et d’insécurité sont multiples.
L’énergie, le temps, les ressources et les efforts mobilisés pour effectuer une mission sont souvent bien supérieurs à ce que prévoit une fiche de poste. En effet, l’exécution dans la réalité d’une situation de travail, avec un contexte donné, des règles, des contraintes, correspond rarement à l’énoncé théorique de tâches à accomplir.
La différence entre le travail “prescrit” et le travail “réel”
L’écart entre le travail prescrit – ce que l’on doit réaliser - et le travail réel – ce que l’on fait vraiment – pour reprendre les termes de la sociologie, peut impacter négativement un.e salarié.e pour atteindre les objectifs fixés, parfois au prix de sa santé mentale et de son bien-être physique. Des conséquences négatives sur la qualité du résultat pourront également être remarquées. L’existence d’espaces de régulation permettant de desserrer les écarts entre ce qui est exigé et ce qui peut être fait en réalité en redonnant au salarié un pouvoir d’agir (agentivité), est essentielle pour garantir la santé globale de l’individu sans compromettre ni dégrader le résultat attendu.
Au-delà des formes d’organisation du travail, la toxicité au travail peut provenir de l’usage de la novlangue managériale. Celle-ci désigne une forme de langage construit de telle sorte qu’il s’appuie sur des mécanismes de nature à anonymiser les situations, dépersonnaliser les événements et formater la pensée.
Qui ne dit mot ne consent pas forcément
Ce discours managérial se propage dans les organisations partout dans le monde, parfois sous couvert de recherche d’objectivité. Cette forme langagière rend la communication très opérationnelle mais vide de tout affect et de charge émotionnelle les mots. Ainsi, la novlangue managériale tend à normaliser le vécu expérientiel et exige tacitement des salarié.e.s qu’ils/elles laissent leurs émotions à la porte de leur entreprise. Ne pas avoir les mots pour dire les maux peut ouvrir la voie à des somatisations et un malaise permanent.
Le carcan qu’impose la novlangue aux collaborateurs.trices évacue de facto l’expression du sensible, du subtil, de l’intangible. Ce jargon managérial enferme et fige l’individu dans une appréhension normée de la réalité. En entravant l’expression des ressentis du vécu expérientiel, il anéantit toute possibilité de produire du sens et fragilise les individus en perte de repères.
Cet état des lieux ne doit cependant pas masquer le potentiel de joie, de lien, de créativité, de satisfaction que le travail est susceptible de libérer et qu’un collectif de travail peut proposer.
2. L’expérience du travail dans un contexte sain reste un vecteur d’épanouissement
Freud a rappelé l’indispensabilité du travail dans la construction identitaire de l’humain. Le travail permet de se construire une identité sociale, d’offrir une contribution utile à la vie de la cité, d’élaborer un savoir-faire, de participer à une œuvre commune … Le travail engage le rapport à l’autre. Nous ne travaillons rarement que pour soi ; notre travail est destiné à des clients, des partenaires, un supérieur hiérarchique, des collègues…
Par là même, il est un facteur de reconnaissance et de renforcement de l’identité et des relations, surtout lorsqu’il est éprouvé et déployé au sein d’organisations pacifiées, c’est-à-dire qui produisent des biens et des services utiles pour la collectivité et resserrent les liens entre les acteurs économiques au sein d’un territoire.
Le bon amène le mieux
Ces entreprises, soucieuses d’une “vie bonne” pour leurs salariés, mettent en place des actions orientées vers le bien-être de leurs collaborateurs.trices. Non pas dans une démarche d’affichage et de communication, mais dans une intention sincère de créer des conditions propices au développement de leur épanouissement.
Si chaque salarié.e reste responsable de son bonheur, l’entreprise peut y contribuer en proposant un terreau fertile d’expression des talents uniques de chacun.e et en favorisant l’atteinte d’un bonheur eudémonique fondé sur la croissance personnelle, le sens et l’atteinte d’objectifs d’ordre supérieur.
Dans un contexte d’entreprise pacifiée - attentive à instaurer des rapports d’équité, de justice et d’harmonie - la puissance d’être et d’agir - connue sous le concept de « conatus » développé par Spinoza - est augmentée, magnifiée. De nombreuses études dans le champ de la psychologie positive révèlent que des collaborateurs.trices bénéficiant de la confiance et d’un traitement équitable de la part de leur manager, font preuve d’une plus grande capacité d’engagement dans leur travail au quotidien et d’implication dans la vie de l’entreprise. Un impact sur la performance et un éventuel dépassement des objectifs initiaux pourront en résulter.
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3. Les compétences psychosociales : des compétences de paix fondamentales dans l’entreprise
Il est important d’insister sur le fait que l’entreprise n’est pas responsable du bonheur de ses collaborateurs.trices. En revanche, ce que l’on attend a minima d’une organisation, c’est de limiter l’altération du moral et de la santé mentale de ses forces vives - c’est-à-dire de ne pas nuire - , de tendre vers une dynamique collective porteuse de sens, juste et inclusive et de mettre en place toutes les conditions requises pour que les salariés se saisissent de leur santé et de leur bonheur.
L’entreprise a le pouvoir de changer les règles de gouvernance
Pour cela, l’entreprise peut choisir parmi un large éventail d’approches visant à transformer les comportements de ses dirigeants, managers, responsables d’équipes avec l’objectif d’ouvrir le regard et le cœur à d’autres façons de « vivre ensemble » dans l’entreprise.
Elle a plusieurs façons de s’y prendre ; par l’adoption de modes de gouvernance ouverts, horizontaux, participatifs, par le recours à des méthodes de management collaboratif, des techniques de communication non violente, des outils de leadership et d’intelligence collective, par des formations de coaching et de développement personnel …
Toutes ces démarches ont en commun de proposer des alternatives au classique « Command and control » qui vise de manière ultime l’atteinte d’indicateurs clés de performance et un niveau de rentabilité croissant sans prise en compte du facteur humain.
Dompter des compétences cognitives, émotionnelles et sociales
Les compétences psychosociales (CPS) ont depuis quelques années le vent en poupe. Elles n’ont jamais fait l’objet d’autant d’attention de la part des médias et des entreprises depuis la crise sanitaire. Selon l’Agence nationale de santé publique, les CPS sont définies comme la capacité d’une personne à faire face aux exigences et aux défis de la vie quotidienne.
Reposant sur une harmonisation des deux hémisphères cérébraux, elles sont regroupées en trois catégories : cognitives, émotionnelles et sociales. Elles visent prioritairement le développement de la conscience de soi, de la maitrise de soi, de la capacité à reconnaitre et gérer ses émotions, à résoudre des situations complexes, à prendre des décisions de façon responsable et constructive, à communiquer efficacement…
Et si la maternelle construisait les leaders de demain ?
Toutes ces aptitudes sont majeures, mais peut-être l’enjeu de responsabilité est-il central, le propre d’un leader ou d’un manager étant de prendre des décisions chaque jour, plusieurs fois par jour, entrainant des impacts sur lui-même, ses collègues, ses subordonnés, et plus largement sur les parties prenantes externes de l’entreprise. Cette citation de Dostoïevski (”Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que tous les autres”), reprise par Emmanuel Levinas dans Éthique et infini, rappelle le rôle central d’exemplarité du leader.
Pourrait-on imaginer qu’une éducation massive aux compétences psychosociales dès le plus jeune âge fasse émerger de futurs acteurs de la vie économique aptes à être conscients d’eux-mêmes et des autres, savoir distinguer l’essentiel du futile, mettre fin à l’obsession du court-termisme et du profit, faire un pas de côté pour accueillir ce qui compte dans une vie humaine, dessiner les contours d’un système économique irrigué par des principes de paix et mettre en oeuvre un tissu économique pérenne au service du bien commun ?
Il y a toutes les raisons d’espérer, notamment avec l’annonce faite en janvier 2024 par Gabriel Attal, alors Ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse, d’intégrer des cours d’empathie dans les programmes scolaires, dès la maternelle.
*(Baromètre annuel d’OpinionWay pour Psychodon publié en septembre 2023).