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Futur du travail : Et si le secteur quaternaire était la prochaine grande révolution ?

Alors que l’IA et la robotisation grignotent chaque jour plus de tâches d’ordinaire dévolues à l’Homme, serait-il possible d’y voir l’opportunité de redonner du sens au travail ? Un travail dans lequel l’humain pourrait ressentir sa marque de fabrique. C’est l’objet de passionnants travaux menés par le philosophe Jean-Marc Ferry sur ce qu’il nomme “le secteur quaternaire”. Interview.


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Vous avez introduit la notion de secteur quaternaire dès 1995. De quel constat êtes-vous parti ?

Jean-Marc Ferry : En réalité, cela remonte à ma thèse de doctorat, bien avant 1995. Celle-ci portait sur l’impact de la robotisation et automatisation dans les trois secteurs (primaire, secondaire, tertiaire), à la fois d’un point de vue économique, mais aussi philosophique. En remontant le fil de l’histoire, on constate que le secteur primaire qui était autrefois dominant a périclité avec l’exode rural lors de la première révolution industrielle.

Dans un second temps, c’est le secteur industriel qui s’est lui-même vidé pour faire émerger le secteur tertiaire. Ce dernier a alors absorbé tous les autres, le rendant pléthorique. Mais ce que les économistes n’ont pas anticipé, c’est le débouché du secteur tertiaire lui-même. C’est en ce sens que j’ai conçu le secteur quaternaire. Ce n’est pas un concept pour faire joli, mais une nécessité pour faire face à deux grandes tendances : la délocalisation de la production nationale, et l’automatisation de la production intérieure.

Le secteur quaternaire accueillerait donc les exclus à venir de la grande production automatisée ? C’est en ce sens que vous le liez à la mise en place d’un revenu universel ?

Effectivement. Avec l’automatisation, des métiers vont apparaître, mais certains travailleurs ne pourront pas passer d’une activité à l’autre. Alors, je pense que nombre d’entre eux resteront sur le carreau. Le secteur quaternaire vient résoudre une grande contradiction : en zone euro, pour être compétitif, il faut réduire les coûts sociaux et salariaux tout en disposant d’une demande intérieure solvable. Le secteur quaternaire doit être capable de transformer un flux purement monétaire (l’allocation universelle) en revenu d’existence. Et pour cela, il faut donc qu’il ait une valeur économique.

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Pourquoi est-il important selon vous que ce revenu soit universel et inconditionnel ?

Une étude allemande passionnante a prouvé que contrairement aux idées reçues, le fait de rendre inconditionnel un revenu de base motive au travail, plutôt que l’inverse, à condition bien entendu qu’il ne soit pas très élevé. L’objectif étant de délivrer les gens de l'angoisse de la précarité, et de ne pas forcer les individus à travailler à travers un chômage déguisé. Avec le secteur quaternaire, le travail apporterait une valeur réelle à la société. Et pour l’individu, cela lui permettrait de se forger une vraie identité sociale. Quant à l’universalité, elle serait compensée par la mise en place d’un impôt progressif. De fait, l’allocation ne profiterait donc pas aux plus riches.

En quoi l’apparition de ce secteur quaternaire est encore plus d’actualité avec le bond en avant de l’intelligence artificielle ?

Car ce secteur quaternaire doit être par définition non mécanisable, et non automatisable. Deux critères sont essentiels : ce travail doit être personnel (porter la marque de la personne humaine), et autonome (celui qui produit doit pouvoir reconnaître sa marque). Cela revient à une conception romantique du travail que l’on retrouve d’ailleurs dans l’un des ouvrages de Karl Marx. L’idée d’un travail non aliéné et non divisé qui n’abrutit pas le travailleur. Un travail qui soit une œuvre, pour reprendre la classification d’Hannah Arendt. Avec le secteur quaternaire, il s’agit de redevenir maître de son produit, mais aussi de son profil d’activité. C’est-à-dire permettre aux individus d’être des offreurs de travail, et non pas des demandeurs d’emploi dépendant des annonces portées par la puissance publique et privée.

Concrètement, ce secteur quaternaire rassemblerait quels types de métiers ?

Déjà, il faut savoir qu’il pourrait recouper le secteur primaire, industriel et tertiaire à condition que le travail en question soit personnel et autonome. Pour moi, il s’agit d’activités manuelles qui peuvent être artisanales, artistiques, mais aussi relationnelles ou communicationnelles. Cela pourrait notamment concerner tout ce qui permet de lutter contre la désintégration sociale comme l'illettrisme, le traitement des maladies psychosomatiques, la lutte contre la délinquance, etc. Ces activités seraient un facteur de socialisation pas seulement pour soi, mais pour tout un quartier.

Ce secteur quaternaire pose des questions de fond sur ce qui relève véritablement du travail “humain” ?

Certains fanatiques de Chat GPT comme Laurent Alexandre sont convaincus que d’ici 2035, l’outil ridiculisera Proust, Kant et Leibniz. Ils sont convaincus que l’intelligence de l’IA est sans limites. Pour moi, l’IA demeure une intelligence analytique. À ce petit jeu là, l’homme est perdant à tous les coups et ce n’est pas nouveau (en 1996, Garry Kasparov était battu par un ordinateur aux échecs). Mais il existe une forme d’intelligence herméneutique. Elle concerne le sens, l’interprétation des textes, la création musicale et artistique, l’invention scientifique, la philosophie. Certains pensent que l’IA en sera capable, pour moi non.

Au final, dans une perspective prospectiviste, pourrait-on imaginer que l’IA libère l’Homme ?

Oui, si on développe la réalité d’un travail non aliéné et intelligent. Une activité dans laquelle le producteur se reconnaisse et éprouve de la motivation. Cela permettrait de déployer la société du sens énoncée dans le livre d’Alexandre Rojey et Pénélope Morin.

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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