société

En télétravail, les mères deviennent-elles invisibles ?

Aussi discrètes que Kitty patte de velours, les mères en télétravail ont-elles disparu du radar des entreprises ? Parviennent-elles réellement à faire progresser leur carrière sans montrer leur minois ? Spoiler : non le TT n’est pas un mode de garde.


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Loin des yeux, loin du cœur. L’adage est bien connu. Mais frappe-t-il de la même façon les pères et les mères ? D’après les premiers travaux réalisés pendant le confinement, les hommes et les femmes n’ont pas été impactés de la même manière par le télétravail.

Un rapport de l’INSEE démontre ainsi que les femmes ont eu plus de difficultés à articuler leur vie pro et perso durant la pandémie. En cause : la garde des enfants. Les femmes sont 54% à avoir dédié plus de 4H par jour aux enfants contre 38% des hommes. Une proportion qui atteint 91% des femmes et 49% des hommes lorsque le benjamin a moins de 3 ans. CQFD.

Et tout cela n’est pas dénué de conséquences. Selon les données de l’UGICT, 40 % des femmes se sont plaintes d’une anxiété inhabituelle contre 29 % des hommes. Pas étonnant quand on sait qu’en situation de télétravail, les femmes étaient moins nombreuses à s’accorder des temps de loisir que les hommes, ce qui se vérifie aussi en période post-covid chez les télétravailleuses.

Le problème avec le travail à distance des femmes est qu’il n’est pas suffisamment sanctuarisé. Du coup, le temps de travail se fait cannibaliser par les obligations personnelles et familiales”, souligne Laetitia Vitaud, auteure et experte en futur du travail. Pendant la pandémie, seul un quart des télétravailleuses a disposé d’une pièce dédiée au travail contre 41% des hommes selon l’Ined.

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Le télétravail, un piège pour les femmes ?

Maintenant, est-ce à dire que la progression des mères dans l’entreprise a été pénalisée par le télétravail, davantage que celle des pères ? Pour Sophie Binet, Secrétaire Générale de l’UGICT-CGT, “il est certain que le travail à distance peut constituer un piège pour les femmes, bien qu’il soit plébiscité par ces dernières en raison de la flexibilité organisationnelle qu’il offre”. Le danger étant de les rendre moins visibles que les hommes.

Des travaux réalisés en 2021 par BCG/Ipsos ont montré que les femmes étaient moins nombreuses à prendre la parole en réunion en ligne que les hommes (22% contre 31%), et avaient plus de difficultés à entretenir leur réseau professionnel (27% contre 31%).

Si à l’heure actuelle, nous manquons de données sur l’impact du télétravail en termes d’avancée professionnelle, il est évident que les bouleversements liés à la pandémie vont laisser des stigmates sur une génération de femmes. “Entre 30 ou 40 ans, c’est là que la carrière doit s’accélérer. Or, les femmes ont beaucoup plus assumé la charge domestique, les interruptions liées au Covid comme lorsqu’il fallait garder les enfants cas contact, etc. Les chiffres de l’APEC en 2020 démontrent que les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes cadres se sont accentués”, s’inquiète-t-elle.

“J’ai eu l’impression de sortir des radars”

À cheval entre un job à Paris et une vie perso en province, Marie, mère de deux enfants, nous offre un témoignage très éclairant sur la question. Au démarrage, la jeune maman est ravie de la flexibilité apportée par le télétravail.  Mais très vite, elle comprend qu’elle a un coût.

Un an après sa prise de poste, elle doit encore se présenter en réunion ! Consciente de l’importance du faire-savoir tout autant que du savoir-faire, elle décide de faire davantage d’A-R avec le siège, mais aussi de créer son propre canal de communication pour promouvoir son travail. “Un effort pour moi, car j'avais du mal à ne pas associer mentalement cette autopromotion à de l'arrogance ou de l'égo déplacé (merci le syndrome de l'imposteur à distance)”, analyse-t-elle. Malgré tout, Marie trouve peu à peu son équilibre, même si ces déplacements pèsent sur son foyer.

Puis, elle part en congé maternité durant 5 mois pour son second enfant. Malheureusement, son retour ne se passe pas comme prévu. Elle n’arrive plus à trouver sa place. L’entreprise a doublé d’effectifs et ses outils de communication se sont dilués. Tout est à refaire.

Alors qu’elle sent que son “invisibilisation est scellée”, la jeune maman décide de reprendre les A-R vers Paris. Malheureusement, le budget de son entreprise lui permet de venir seulement deux jours par mois. Insuffisant selon elle pour faire le poids face à des célibataires sans enfants. “En plus, je ne pouvais pas rester le soir pour participer aux apéros car je devais sauter dans mon train et aller récupérer mes enfants à la crèche. Je devais toujours m’organiser en amont ce qui me privait de toute forme de spontanéité”, raconte-t-elle.

Or, l’informel occupe une place prépondérante dans les avancements de carrière. Pour Laetitia Vitaud, il est évident que l’on noue plus facilement des liens affectifs avec les personnes que l’on côtoie physiquement au quotidien, car cela permet de tisser un véritable lien de confiance. “Travailler à distance présente le risque de devenir un simple exécutant, éloigné de la politique. Le bon côté est que l’écrit et l’asynchrone permettent de laisser une trace indélébile de son travail, mais ce glissement des organisations vers le mode projet ne concerne pas tous les métiers et pas toutes les cultures d’entreprise”, analyse-t-elle.

Une double culpabilité : mère et/ou travailleuse ?

En faisant ces A-R, Marie devait aussi faire face à sa propre culpabilité : celle de laisser ses enfants, surtout que - cerise sur le gâteau - l’entreprise de son mari ne manquait pas de se plaindre lorsque ce dernier devait aller récupérer plus tôt un enfant malade, parce que Marie était absente.

Fatiguée par ce tiraillement et sa difficulté à retrouver son aura au sein de son entreprise, Marie finit par démissionner : “ce sont des contradictions que je n’ai pas réussi à résoudre”. Aujourd’hui, elle cherche un travail proche de son lieu de vie afin d’intégrer pleinement un collectif et pouvoir visibiliser son apport à l’entreprise durant tous les temps informels. “Je crois que je serai plus à l’aise dans quelque chose de structuré, plutôt que d’être face à un faux choix puisque j’ai toujours la possibilité en travaillant à distance d’être avec ma famille”, conclut-elle.

Ce que Marie décrit est très révélateur de ce sentiment permanent de culpabilité que ressentent les femmes. Certes, le télétravail a eu pour bénéfice de mettre sur un pied d’égalité celles et ceux qui ne pouvaient pas se déplacer. Reste que, la prime ira toujours au travailleur le plus présent au siège.

Or, encore aujourd’hui, les pères partent bien plus souvent en déplacement que les mères, et ce, sans se poser des milliards de questions sur l’impact organisationnel que cela va avoir sur leur famille. Les attentes entre les pères et les mères demeurent différenciées. De ce fait, les femmes ont toujours l’impression d’être dans la transgression quand elles ne collent pas à ces attentes”, analyse Laetitia Vitaud.

“Le télétravail n’est pas un mode de garde”

En somme, si le télétravail engendre nécessairement des difficultés similaires, que l’on soit homme ou femme, l’organisation actuelle de la société et la définition symbolique (et archaïque) des rôles engendre une invisibilisation plus importante des femmes dans l’entreprise. “La solution serait alors que les femmes se déplacent autant que les hommes et que père et mère aient le même nombre de jours en télétravail”, suggère Sophie Binet qui insiste sur l’importance de mettre en place une politique volontariste en matière d’égalité des sexes.

Le télétravail n’est pas un mode de garde”, précise-t-elle, ajoutant qu’à ce jour, les congés enfant malade ne sont pas garantis par le Code du travail, mais par la convention collective de chaque entreprise. Reste enfin à mener un travail de fond pour que les mères se déculpabilisent et ne soient pas confrontées, comme Marie, à une fausse liberté de choix.

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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