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Enquête — La flemme au travail, simple coup de mou ou véritable perte de sens ?

Avoir la flemme de travailler, ça nous est tous déjà arrivé. Mais quand des études attestent que ce phénomène devient une tendance de fond, le sujet devient moins anecdotique : pourquoi donc sommes-nous moins motivés par notre travail ? Avons-nous affaire à un “coup de mou” ponctuel, lié à un contexte socio-économique, ou à une crise de sens plus profonde ?


9 min
5 septembre 2023par Léa François

L’expérience de la flemme est sans aucun doute universelle : elle n’a pas d’âge, pas de genre, pas de classe sociale. Au travail ou à la maison, dans l’exécution de tâches professionnelles ou domestiques, enfoncés dans notre chaise de bureau ou notre canapé, on a tous‧tes un jour ressenti cette léthargie venir nous paralyser.

Il faut dire que la flemme, c’est apparemment consubstantiel pour l’être humain : au Moyen-âge, la théorie des humeurs laissait entendre que nous étions des fainéants en puissance, tout ça à cause du phlegme, ce mucus produit par notre corps et susceptible de nous rendre apathiques. Quelques siècles plus tard, une étude américaine soutenait que la flemme pouvait tout bonnement être génétique.

Et depuis le début de la crise sanitaire en 2020, cette manifestation de notre flemme se serait exacerbée, alertait une étude de novembre 2022 menée par l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès : 30 à 45% des Français‧es déclaraient ainsi être moins motivés qu’avant le Covid, si bien que les chercheurs ont même parlé d’une “épidémie de flemme”.

Un phénomène qui se traduirait aussi par un désengagement dans le milieu professionnel, 37% des salariés étant moins motivés dans leur travail. Mais alors, avons-nous affaire à un “coup de mou” ou à une véritable crise de sens ?

La pandémie, déclencheur d’une révolution professionnelle

Oui, il y a un monde avant et un monde après le Covid. Au-delà du traumatisme des pertes humaines, la pandémie a durablement ébranlé nos modes de vie. Et ce “coup de mou” des Français‧es pointé par l’étude n’est pas sans lien avec le ralentissement de la vie sociale que nous avons expérimenté et qui, pour une partie de la population, a aussi montré des avantages : ceux de ne plus avoir à subir certaines contraintes sociales, notamment dans le contexte du travail.

C’est bien la généralisation du chômage partiel (qui a concerné 11,3 millions d’actifs soit plus de 1 salarié sur 2) et l’ascension du télétravail (pratiqué par 27% des salariés en 2021, contre 4% en 2019, d’après les chiffres de 2022 de la Dares) qui ont notamment amené à ces prises de conscience : on a passé moins de temps au travail et plus à la maison, avec sa famille, et on a apprécié ce changement de paradigme.

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Une réflexion qui a mûri chez ceux qui ont eu l’opportunité de pouvoir continuer à travailler, aussi bien que chez les professions qui n’ont pas pu le faire, comme la restauration et l’hôtellerie : “Beaucoup de ceux-ci ont manifesté qu’ils ne voulaient pas retourner au boulot. Ils ont pris conscience durant le confinement qu’ils ne souhaitaient plus continuer un travail qui les privait de leur famille le week-end” commente Jérôme Fourquet, co-auteur de l’étude Ifop, au micro du magazine 1hebdo.

C’est aussi dans ces circonstances que de nombreux salariés ont commencé à envisager une reconversion professionnelle : le psychologue Anthony Klotz, à qui l’on doit l’expression de la Grande Démission, explique dans un entretien accordé à RFI que la pandémie “leur a permis de faire des projets, d’envisager un changement de carrière plus en adéquation avec leurs aspirations”.

De nouvelles priorités

Ces conditions, doublées d’une période favorable à l’introspection, ont donc conduit à remettre en cause la place centrale du travail dans nos vies. Si parler d’une “épidémie de flemme” sonne plutôt catchy sur le papier, les conclusions de l’étude Ifop sont bien plus profondes : nous sommes surtout face à une révolution des priorités. Aujourd’hui, le “je vis pour travailler” a tendance à se transformer en “je travaille pour vivre”. La valeur Travail n’a plus le même sens qu’il y a 30 ans, observe une note de janvier 2023 de la Fondation Jean Jaurès : en 1990, le travail était “très important” pour 62% des Français‧es, aujourd’hui il l’est pour seulement 21% des salarié‧es. Un changement qui a pour corollaire l’évolution de la place des loisirs et de la rémunération : en 2008, 60% des salariés préféraient avoir moins de temps libre et plus d’argent, en 2022 le résultat s’est littéralement inversé.

Cette remise en question de la place structurante du travail, elle se ressent particulièrement chez les jeunes salarié‧es. “Objectivement, les Français passent moins de temps à travailler, les lois sur la réduction du temps de travail sont passées par là ; les jeunes générations, qui ont grandi dans une société hédoniste, n’entretiennent pas le même rapport au monde du travail ; l’industrie du loisir est devenue économiquement majeure dans nos sociétés” abonde Jérôme Fourquet. Parmi les 25-34 ans, 40% déclarent ainsi être moins motivés qu’avant le Covid. C’est aussi la tranche d’âge qui est la plus concernée par le phénomène du quiet quitting — ou “démission silencieuse” — qui consiste à en faire le moins possible au travail sans se faire licencier.

Une crise qui était déjà installée

Alors, certes, les cartes de nos priorités ont été rebattues depuis le Covid, mais il serait réducteur de s’en tenir à ce contexte. La pandémie, c’est plutôt l’évènement qui a mis un coup d’accélérateur à une lente révolution sociétale déjà à l’oeuvre : “nous sommes dans une société post-covid où il semble que l’énergie vitale a un peu ralenti. […] Mais ce ralentissement post-traumatique ne doit pas faire illusion. Ce sont les codes sociaux qui ont changé, et la Grande Pandémie […] a achevé une mutation largement engagée” observe Jean Viard, sociologue et directeur de recherche à Sciences Po, dans une tribune pour le 1hebdo.

La pandémie, c’est aussi la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et a entériné une crise de la santé mentale : elle a contribué à fragiliser davantage la motivation et l’état psychologique des individus, leur capacité à être résilients. “Beaucoup ont su tourner la page après l’épidémie, pas tous. Plus profondément, il existe un vrai spleen national, une interrogation collective sur notre destin” argumente Jérôme Fourquet. La pandémie aurait donc révélé un état déjà bien installé, une sorte de crise existentielle qui n’aurait pas épargné le milieu professionnel.

Un déclin de la valeur Travail depuis 30 ans

Une crise qui ne date en effet pas d’hier. Ce désengagement et cette perte de sens, parfois socialement interprétés comme de la flemme, ont lentement infusé notre société depuis trois décennies, altérant notre rapport au travail et faisant état d’une fatigue inédite. En cause, de multiples facteurs identifiés dans la note de la Fondation Jean Jaurès.

En tête de liste, l’accélération des rythmes de travail dans les services, induite par la volonté de standardiser ce secteur sur un modèle industriel. Mais aussi la succession de crises financières sans période de croissance économique durable, et l’avènement d’un climat professionnel très instable qui a contribué à ce que notre rapport au travail se construise dans un climat anxiogène. “Les jeunes ont pu voir leurs parents se faire licencier alors qu’ils s’investissaient beaucoup dans leur travail. On paye 30 ans de plans sociaux, de fermeture d’entreprises, de chômage des seniors. Sans compter la perte de sens de nombreux postes” déplore Jérôme Fourquet.

Autant de motifs qui ont participé à “désacraliser un idéal de réussite et de méritocratie par le travail”, concluent les signataires de la note. À cela s’ajoutent de multiples crises, nationales comme internationales, qui ont affecté le moral des Français‧es : les vagues d’attentats terroristes, le mouvement des gilets jaunes, l’urgence écologique ou encore la guerre en Ukraine plus récemment.

L’urgence de se réapproprier sa liberté individuelle

Si cette crise de la santé mentale prend notamment racine dans une défiance envers l’emploi, en tant qu’élément constitutif de la vie en société, elle fait surtout sens vers une urgence, celle de se réapproprier sa liberté : “La propriété de son propre temps est devenu l’enjeu intime premier ; la discontinuité des engagements et des choix, la règle. Tout cela s’appelle liberté de l’individu — alors que trop souvent les notables et les institutions voient là un effondrement des cadres sociaux et des valeurs” analyse le sociologue Jean Viard. Pour lui, l’évolution nécessaire des conditions de travail en temps de pandémie a mis un coup d’accélérateur à une autre évolution, entamée depuis les années 30 avec les congés payés, puis alimentée par la retraite à 65 ans et les 35h : celle de “donner aux salariés une culture du pouvoir de disposer de leur temps".

L’avènement de cette culture ne signifie pas pour autant que le travail est éclipsé de nos vies, mais que nous l’envisageons sous un autre angle. D’ailleurs, les chiffres le prouvent : d’après la Fondation Jean Jaurès, 84% des Français‧es estiment que la place du travail dans leur vie reste “importante”. Mais pas à n’importe quel prix : “au-delà du critère essentiel de la rémunération, l’importance accordée à la finalité d’une activité, comme à l’autonomie dans la manière de l’organiser, a rendu les salariés, et surtout les jeunes générations, particulièrement exigeants sur la nature du poste qu’ils peuvent être amenés à occuper” peut-on lire dans la récente note de la fondation.

Autant de nouvelles priorités qui bouleversent le rapport de force et amènent le monde professionnel à faire sa mue : “l’art de vivre l’emporte sur l’art de produire ou de dominer. La qualité de vie au travail, le désir de nature, le respect le plus simple de chacun, la diminution du temps de transport, le sens de son travail, pour soi mais aussi pour la société, restructurent une société du travail où les auto-entreprises se multiplient, souvent à côté ou après un emploi salarié” analyse Jean Viard.

C’est ainsi toute notre sphère privée et intime qui produit de nouvelles représentations et de nouvelles normes imprégnant le monde du travail. Un besoin de ralentir qui investit aussi notre langage : peut-être pas anodin que le mot “chiller” se soit invité dans l’édition 2023 du Petit Robert…

Léa François

Journaliste

Journaliste qui écrit avec ses tripes, pour porter la parole de celleux qui ne l’ont pas toujours. A postulé ici le lendemain […]

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