Hyperfreelancing : doit-on se fixer des limites… face à l’appât du gain ?
Dans la constellation des néologismes sur le freelancing, un nouveau terme est apparu ces dernières années : l’hyperfreelancing. Il caractérise les indépendants qui ne vendent plus seulement leur temps, mais développent une vraie entreprise tout en restant seuls maîtres à bord. Ce fameux “passage à l’échelle” est-il une étape obligée pour tout freelance chevronné ?
Vous aimez faire trotter votre souris sur LinkedIn ? Alors, cela ne vous aura certainement pas échappé : on voit désormais pulluler les posts d’indépendants qui se targuent d’être passés à un chiffre d’affaires à 6 chiffres. Ce sont les “hyperfreelances”. Si de votre côté, vous galérez à vous verser un salaire digne de ce nom, vous avez sûrement envie de leur lancer au visage un bon “good for you” (on se souvient de la mauvaise blague sur le “SMIC LinkedIn à 10K”).
Pendant plusieurs mois, je dois dire que ces démonstrations de thunes m’ont quelque peu hérissé le poil. Étant freelance depuis plus de 11 ans, qui plus est dans le (formidable) secteur du contenu, je sais combien atteindre ces niveaux de rémunération de manière récurrente est compliqué (non, non, on ne parle pas des 10K atteints parce que les clients ont oublié de nous payer le mois dernier :D).
La tentation de ne jamais dire non
Toutefois, je dois dire que ce nouveau modèle de l’hyperfreelance m’a également permis de me décomplexer quant à la possibilité de gagner de l’argent, tout en faisant ce que j’aime. Parce que j’ai désormais atteint un fort niveau de séniorité dans mon métier, je suis moi-même happée par la volonté de développer toujours plus mon activité. La question étant : puisque je ne dispose pas encore du don d’ubiquité, dois-je m’imposer des limites pour ne pas exploser en plein vol ?
Car - et c’est la bonne nouvelle de la journée - quand on travaille sérieusement pendant des années, on finit par être récompensé. Plus besoin de prospecter, on peut alors se permettre d’augmenter ses tarifs, mais il y a un revers de médaille : on est condamné à l’excellence (bon, c’est un peu pompeux, mais vous aurez compris l’idée). Plus on facture cher, plus les clients attendent de la qualité. Alors, arrive un moment où il faut opérer des choix si l’on ne veut pas (se) décevoir.
Des croquettes pour chien aux papiers sur l’IA, même combat
Lorsque j’ai démarré le freelancing, j’ai suivi un conseil simple et basique : “accepte toutes les commandes que tu reçois”. J’avais été prévenue : “se lancer en tant que pigiste, c’est la galère !”. Je me souviens donc de ma petite personne rafraîchissant frénétiquement sa boîte mail dans l’espoir de voir s’afficher de nouvelles commandes.
Parce que j’avais peur du lendemain, j’ai minutieusement suivi le conseil de prendre le tout venant, mais en m’engageant toujours à rendre mon travail en temps et en heures, et avec un même niveau de qualité même sur des sujets plus dérisoires. D’articles sur les croquettes pour chiens (yes, I dit it) en papiers plus sérieux (histoire que mon cerveau ne finisse justement pas en pâté), je me suis momentanément mise en “surbooking”. Il y avait des semaines chargées, mais d’autres beaucoup plus creuses.
Peu à peu, j’ai appris à ne plus m’inquiéter des périodes moins fastes. Je savais qu’à un moment, ça finirait par rentrer. Mieux, je chérissais ces temps de pause et en profitais pour m’adonner à d’autres passions. Puis, est arrivé un jour où je me suis rendu compte que ces moments de “moins” n’existaient plus. Formidable me direz-vous ! Bizarrement, j’ai envie de vous répondre oui et non. Un immense oui car c’est une vraie fierté que de constater que sa “petite entreprise ne connaît pas la crise”. Mais un petit non car tout cela ne vient pas sans stress supplémentaire.
Vertige de la productivité à tout-va
Cela faisait des années que je n’avais pas ressenti cette petite boule au ventre. Après avoir battu des records de productivité certains mois où je me sentais totalement dans mon flow, il m’arrive désormais de regarder dans le rétroviseur et de ressentir une forme de vertige : ohhh, comment ai-je abattu autant de travail ? Est-ce que j’ai vraiment envie de me refaire un mois comme celui-ci ? Est-ce que je vais arriver à maintenir le même niveau de qualité sur la durée ?
De ce fait, quand arrivent des extensions de mission ou des nouveaux clients (sachant que j’ai un business très récurrent avec au moins quatre clients), la question se pose forcément : dois-je renoncer pour me préserver ? Ou au contraire voir plus grand ? Et si oui, par quels leviers ?
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Les conseils de Flavie Prevot, la queen du solopreneuriat
Cette réflexion, j’ai commencé à l’amorcer en créant mon collectif PROZ avec des profils complémentaires au mien. L’idée est d’accéder ensemble à des projets encore plus conséquents parce que l’on est “staffés” en conséquence, mais aussi de commencer à m’initier à l’apport d’affaires. Un premier pas pour me détacher de la seule vente de mon temps.
Mais pour aller plus loin, j’ai eu envie de m’offrir un mini coaching avec une solopreneur que j’admire énormément. Ex Directrice Commerciale d’un grand groupe, Flavie Prevot s’est depuis reconvertie. Elle a créé le podcast Le Board et le 1er incubateur pour solopreneurs de France. Parce que ses conseils méritent de faire le tour de l’Hexagone, je vous livre en primeur ses recommandations.
1- “Cesse de penser comme une salariée”
Pour parvenir à me fixer des limites, ou plutôt à jauger la quantité de travail que je peux raisonnablement absorber, j’ai tendance à me référer à mon chiffre d’affaires mensuel. Je me suis fixé une barre symbolique au-delà de laquelle je stoppe les commandes ou les reporte si possible. Erreur selon Flavie ! Dans notre statut, la linéarité n’existe pas, il y a toujours des périodes de creux dans l’année comme en août ou décembre.
“C’est pourquoi il peut être intéressant de raisonner plutôt avec des budgets au trimestre ou semestre avec le client, pour dépasser la logique mensuelle. Cela permet de surmonter en partie le problème du freelance qui traite des flux et ne peut pas vraiment stocker sa demande. Il ne faut pas non plus hésiter à se faire payer en avance. Autre solution quand on dépasse sa propre jauge : faire l’apport d’affaires comme tu le fais avec ton collectif. Continue !”, m’encourage-t-elle.
2- “Considère-toi comme un investisseur avec un portfolio diversifié d’activités”
En tant que freelance, certaines activités sont clairement plus grisantes que d’autres. Personnellement, j’essaie de trouver mon équilibre en ayant des missions qui ne servent pas les mêmes objectifs : notoriété, liberté éditoriale, plaisir de la relation avec le client, rémunération, sécurité de l’apport, rapidité d’exécution. Mais toute la question est de savoir s’il faut faire ou non pencher la balance d’un côté ou de l’autre (ce qui est propre à chaque personnalité ou aux besoins du moment).
Qu’en dis-tu Flavie ? “Pour moi, notre activité de freelance ressemble à celle d’un investisseur. Il n’y a pas de mauvais investissement, simplement, les objectifs associés sont différents. Pour ma part, j’ai des missions qui me permettent d’apprendre, de m’amuser, ou de gagner de l’argent. Je pense que c’est important de ne jamais perdre cela de vue”.
3- “Ne sois pas mono client, mais ne multiplie pas trop non plus les collaborations”
Une autre problématique à laquelle on peut être confronté quand on gagne en notoriété, c’est de ne pas savoir s’il faut privilégier les clients récurrents, ou en accepter des nouveaux au cas où les “récurrents” nous feraient défaut. Pour ma part, je n’ai pas vraiment tranché : je m’investis beaucoup auprès de mes clients historiques car la fidélité est une valeur centrale chez moi. Pour autant, je suis consciente qu’il ne faut pas mettre tous mes œufs dans le même panier. Alors, j’accepte de nouveaux clients tous les trois mois environ.
J’ai remarqué que ces clients satellites ne commandent pas de manière récurrente, ce qui me permet de jongler entre les uns et les autres. Le conseil de Flavie ? “Il faut effectivement éviter de s’enfermer dans le salariat déguisé avec un mono client qui potentiellement paie bien, mais peut provoquer une perte d’intérêt et un sentiment d’enfermement. Surtout, le risque de trou d’air est important s’il stoppe la collaboration. À l’inverse, pour protéger sa charge mentale, il faut tout de même se limiter à un nombre raisonnable de clients pour s’éviter toutes les tâches administratives redondantes, l’apprentissage des process, de la relation client etc. Enfin, je pense qu’il faut se spécialiser dans un secteur pour gagner en vélocité”. Et j’ajouterais en crédibilité et rareté sur le marché (et donc se faire mieux rémunérer).
4- “Apprends à déléguer”
Ce qu’un client vient chercher en premier lorsqu’il me contacte, c’est ma connaissance d’un secteur, mon réseau, et ma plume. Jusqu’à présent, je n’ai jamais envisagé de prendre quelqu’un pour me seconder, car je vois difficilement quelle place je pourrais lui donner. Pourtant, il y a bien des tâches qui me prennent beaucoup de temps et sans beaucoup de création de valeur : la prise de rendez-vous, l’envoi de devis etc.
Une problématique qu’a également rencontrée Flavie, et qui l’a décidée à sauter le pas : “j’ai pris une assistante virtuelle (mais c’est une vraie humaine hein !). Pour une dizaine d’heures par mois, elle m’aide à traiter certaines tâches que je lui liste en amont. Je trouve cela très rassurant d’avoir une personne pour me seconder, y compris au cas où il m’arriverait quelque chose. Cela m’apporte aussi un regard sur ce que je ne fais pas très bien (par exemple, trier mes dossiers !) Alors je pense que tu pourrais tenter la même chose dans ton activité. Tu peux très bien ouvrir ton accès LinkedIn à une personne de confiance”.
5- “Transforme ta connaissance en produit scalable”
Ah la fameuse scalabilité, on y vient ! Autrement dit, comment faire pour dépasser les limites de mon propre temps pour continuer à développer son business. Pour ce faire, il n’y a pas 40 000 solutions. Je peux encore monter mes prix (mais pas indéfiniment de mon point de vue), ou créer des produits comme me l’explique Flavie.
“Les freelances évoluent souvent dans des métiers de la connaissance. Pour ma part, j’ai créé un incubateur de solopreneurs et développé des modules de formation qu’on peut visionner en asynchrone. Il peut aussi s’agir de templates que l’on partage moyennant une petite somme. Tout cela mis bout à bout permet de créer du revenu passif, et c’est à la portée de tout le monde avec les outils d’aujourd’hui”. Gagner de l’argent en dormant… et si c’était ça la solution pour dépasser mes limites, tout en les respectant ?
Le bonus de fin : Tout ce que l’on a dit, c’est bien beau, mais il y a un élément à ne jamais perdre de vue : on devient freelance pour mieux gérer son équilibre de vie pro-perso. Pourtant, le freelance n’est pas non plus à l’abri du burnout s’il n’arrive pas à trouver les bonnes limites (vous l’aurez compris, pas celles du succès mais de la surchauffe). Pour ça, Flavie a une méthode imparable : ses temps dédiés au sport, ses déjeuners entre potes ou les sorties d’école… c’est non négociable. “Je fixe mes temps persos avant mes temps pros”, me souffle-t-elle. Bref, hyperfreelance ou non, il ne faut jamais perdre de vue les raisons pour lesquelles on a choisi ce statut !