La formation, le meilleur des recrutements ?
À l’heure où les difficultés liées au recrutement ne faiblissent pas et que le modèle de l’organisation basée sur les compétences prend son envol, n’est-il pas temps de se poser cette question : et si la formation des collaborateurs en interne était le meilleur des recrutements ?
Pour croître, faut-il nécessairement recruter et aller chercher de la matière grise hors les murs de l’entreprise ? Cette croyance, Pierre Fournier, Ex CPO de ManoMano et Founding Partner d'Artefact, a pu l’observer dans l’écosystème des scale-ups qui sont nombreuses à voir dans le recrutement la solution à tous leurs maux.
“Ces start-ups sont souvent persuadées que l’expertise pour gravir la prochaine marche est chez leurs concurrents. Mais pour moi, cette posture ferme la porte à des promotions internes au risque de désengager les employés en place, même si cela demandera un effort conséquent de formation. D’autant que les employés qu’on jugeait “pas au niveau” pour la prochaine étape de développement de l’entreprise se retrouvent ensuite au Codir de boîtes concurrentes”, analyse-t-il.
Fondateur de la méthode WILL, une formation spécialement conçue pour les managers, le Lyonnais plaide plutôt pour une croissance organique quand c’est possible, à l’image d’Artefact ou de l’ESN Theodo dont les stagiaires d’hier sont devenus les dirigeants d’aujourd’hui, grâce à une formation et un accompagnement rapprochés.
L’histoire du lac et du tonneau
Convaincu par les préceptes du lean management de Toyota, il en veut pour preuve la capacité du constructeur automobile à se renouveler sans cesse tout en faisant entrer peu de nouveaux éléments dans l’entreprise. “La métaphore du lac reprend les préceptes du lean : c’est en l’asséchant qu’on découvre la présence de gros cailloux, mais si on ne fait que le remplir, on masque les vrais problèmes”, affirme-t-il.
Une image dans la lignée d’une autre métaphore, celle du tonneau des Danaïdes des RH, dont le réservoir de talents ne fait que s’épuiser, faute d’une bonne politique de rétention.
Quand la formation l’emporte à tous les (coûts)
Car les chiffres sont là : dans le monde des start-ups, le taux d’attrition moyen des collaborateurs est de 18 mois. Or, recruter, cela coûte cher, très cher. La commission d’un chasseur de tête avoisine les 25% du salaire annuel de la recrue, sans compter qu’il faut environ 6 mois à un collaborateur avant d’être performant dans son job.
Une vraie perte sèche pour l’entreprise. Paul Coutaud, fondateur de Neobrain, une plateforme basée sur l'IA qui propose des solutions pour transformer les compétences individuelles en performance collective, nous rappelle que ce problème ne touche pas uniquement les start-ups mais également les grands groupes.
Confrontés à l’offshorisation (délocalisation) et l’obsolescence des compétences, ces mastodontes se retrouvent face à une double équation : recruter en masse, mais aussi organiser de larges vagues de départ. “Or, plus les compétences sont rares sur le marché, plus elles vont être chères. Sans compter que le coût légal minimum pour licencier un collaborateur est de 5 à 10K par tête, soit 30 à 40K pour des géants comme dans le secteur bancaire”, affirme-t-il, avant de poursuivre sa démonstration : pour une banque qui devrait se séparer de 800 collaborateurs, entre les coûts liés au licenciement et au recrutement, on avoisinerait un budget abyssal de 24 millions.
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L’exemple de Natixis…
C’est justement le dilemme auquel a été confronté Natixis : d’un côté, 800 collaborateurs en backoffice étaient menacés par l’automatisation et la délocalisation. De l’autre, 400 postes étaient à pourvoir, mais seulement 1 sur 8 était staffé en interne. “Nous avons justement accompagné Natixis pour déployer un ambitieux plan de formation”, poursuit le CEO de Neobrain.
À la clef, un double effet kiss cool : les collaborateurs ont pu accroître leur employabilité tandis que l’entreprise a divisé ses coûts par deux en redéployant ses talents en interne plutôt qu’en recrutant et licenciant. Au final, 1 poste sur 2 est pourvu en interne. “Il en résulte une profitabilité globale grâce à des gains de productivité et une augmentation de l’ebitda du groupe dont la masse salariale est la principale charge”, ajoute notre interlocuteur.
Recruter oui, mais avec modération ?
Bien sûr, l’apport de sang neuf demeure toutefois incontournable dans certains cas de figure, et est corrélée avec une hausse de l’activité ou encore le déploiement sur un nouveau secteur. “Un bon exemple est le cas d’Apple qui a dû recruter des profils venant du luxe pour lancer ses premières montres connectées”, illustre Pierre Fournier.
Pour Paul Coutaud, les virages culturels drastiques peuvent aussi exiger des recrutements importants, tout comme l’absence de compétence en interne sur des métiers affichant une longue courbe d’apprentissage. “Encore plus à notre époque où le temps d’attention des apprenants est court”, souligne-t-il.
- Si je n’avais pas de budget pour recruter, comment ferais-je ? Sur quoi me concentrerais-je ?
- A-t-on des collaborateurs en interne pour occuper tel ou tel poste de manière convaincante ?
Vers des entreprises auto-apprenantes
Bref, recrutement ou pas recrutement, ce dont on est absolument certains, c’est que la question de la formation s’impose comme la problématique phare des organisations dans un contexte d’économie des compétences. C’est en tout cas la conviction d’Alexandre Imbeaux, Head of Business Unit & Talent manager chez Lucca, l’incontournable éditeur de logiciels RH. Malgré ses 22 années d’existence, l’entreprise traverse une phase d’hypercroissance depuis 5 ans qui lui vaut de doubler ses effectifs chaque année, tout en conservant une ancienneté moyenne de 5 ans chez ses collaborateurs.
Un faible taux de turnover à faire pâlir d’envie la concurrence que notre interlocuteur explique à travers une forte culture de la transmission : “notre culture d’entreprise est sédimentée autour d’un noyau historique de collaborateurs, et celle-ci s’éprouve dès le départ via le grand oral qui accompagne chaque recrutement”, explique-t-il. Aussi, des rituels comme les conversations managériales organisées tous les 6 mois permettent aux Lucasiens de conserver leur indépendance d’esprit, véritable marque de fabrique de l’entreprise.
De plus, Lucca a mis en place un important maillage de formateurs en interne, en créant par exemple des référents “négociation” qui prodiguent leurs connaissances via des ateliers une fois par mois. “L’objectif maintenant est d’accompagner et de continuer à valoriser ces formateurs via un programme “Train the trainer””, poursuit Alexandre Imbeaux qui nous explique que tous les collaborateurs suivent au moins une formation par an, souvent deux, grâce à la mise en place d’une politique de priorisation des formations partagée par tout le monde.
Sa conviction est donc très claire : “la formation continue est le meilleur moyen de créer une équipe performante. Cela permet de libérer des postes d’entrée, faciles à pourvoir chez des juniors, et de s’assurer que l’on protège la culture d’entreprise en faisant grandir les talents en interne, comme dans un système de compagnonnage”, illustre-t-il.
Qu’on leur donne l’envie !
Reste un dernier point à élucider : comment donner envie aux collaborateurs d’apprendre ? Car non, la formation ne peut pas se faire à marche forcée. Comme l’explique le journaliste et auteur américain Dan Pink qui s’est penché sur les facteurs de motivation, nous avons tout autant besoin de sens et d’autonomie dans notre travail, que d’y puiser un sentiment d’exceller (“mastery”) pour ressentir de la satisfaction et du plaisir. “Il y a donc un juste milieu à trouver pour ne pas sortir démesurément les gens de leur zone de confort”, affirme Pierre Fournier.
De son côté, Paul Coutaud insiste sur l’importance de sonder l’appétence d’un collaborateur pour se former sur tel ou tel sujet : “un individu motivé acquiert une compétence trois fois plus vite”, avance-t-il. Soulignons aussi qu’il existe un seuil d’acceptabilité lorsque l’on “reskille” un individu qui correspond en général au seuil légal ne requérant pas la signature d’un nouvel avenant au contrat de travail (3 compétences sur 10).
Enfin, n’oublions pas non plus que parmi ce florilège de formations, à l’heure où de nombreux hard skills périment rapidement, il convient de miser sur des compétences éternelles, les soft skills. “L’écoute active, la communication non violente, la capacité à structurer sa pensée, à se mettre dans une logique d’amélioration continue… Tout cela existe depuis l’Antiquité et on en aura d’autant plus besoin à l’ère de l’IA et des défis du management interpersonnel”, conclut Pierre Fournier.