Sommes-nous trop “jeunes” pour savoir bien télétravailler ?

Le télétravail est-il la solution miracle à tout ? Non. Est-il sans danger ? Non. Mais peut-il être une forme perenne de notre façon de bosser ? Oui. Et ce n’est pas qu’une question de “temps gagné dans les transports” ou d’une plus grande “autonomie”. Le télétravail apporte de nouveaux risques au monde du boulot, et notre façon de les gérer en dira long sur notre capacité à transformer ce que nous faisons le plus après dormir : travailler.
Il y a ceux qui disent “av. J.-C. / ap. J.-C.” et il y a ceux qui disent “avant le Covid / depuis le Covid”. Cette pandémie mondiale qui a profondément marqué les esprits a bouleversé notre façon de bosser, mais aussi et surtout, de penser le travail. Et s’il ne devait rester qu’un seul mot (pro) de cette crise planétaire, ce serait celui-ci : télétravail.
Si 5 ans plus tard, l’immense majorité semble s’accorder sur le fait qu’il apporte de réels bénéfices au monde du travail (entreprises et collaborateurs confondus), est-il pour autant cet eldorado que l’on doit tous atteindre ? Non. Voici pourquoi.
“Si cette pratique favorise l’autonomie, réduit les trajets domicile-travail et peut améliorer la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle, elle est également associée, dans la littérature scientifique, à des risques psychosociaux émergents”. Voici les toutes premières phrases d’un rapport de la DARES sur le télétravail et les risques psychosociaux. Rassurez-vous, on ne vous décortiquera pas tout en détails, mais que l’on soit “pro-TT” ou “anti-TT”, cette étude cherche à mettre en avant les problèmes que cette nouvelle forme de travail pourrait faire naitre. Et donc, in fine, à tenter de les résoudre, en y accordant notre attention. Elle gomme les émotions pour se baser sur des observations scientifiques.
- la distanciation des relations sociales
- l’intensification du travail
- la difficile articulation des temps de vie
#1 - Loin des yeux, loin du cœur ?
Trois éléments importants sont pointés dans l’étude. On est plus loin de sa hiérarchie. On est plus loin de ses collègues. On a du mal à se croiser et à faire société.
- La hiérarchie
On note que la distance induit un partage d’informations souvent incomplet, des consignes moins claires. Tout ceci pouvant amener à de la confusion, de l’incertitude, voire du doute.
“Travailler à distance peut aussi impliquer une pression accrue pour fournir des rapports réguliers sur ses activités et ses avancées”. Quand une partie de son travail est… de dire qu’on a travaillé.
“La proximité physique avec la hiérarchie est souvent associée à une meilleure visibilité et à de meilleures chances de progression professionnelle”. Ce point sera-t-il toujours d’actualité dans un monde où le télétravail aura atteint une certaine maturité ? Espérons que non.
- Les collègues
“Les moments informels, comme les pauses ou les échanges spontanés après une réunion, sont réduits. Ces interactions jouent un rôle important dans la cohésion d'équipe, favorisant la convivialité, l'échange d'idées et le renforcement des relations professionnelles”. Comprendre : la pause café est un facteur de performance pour l’entreprise. Un café virtuel n’a jamais été une vraie bonne idée, on ne va pas se mentir.
“Cette solitude prolongée entraîne un sentiment de déconnexion sociale, une réduction des occasions de socialisation dans le cadre professionnel et in fine une diminution du bien-être émotionnel”. L’étude explique aussi que le cyberharcèlement y prospère plus aisément. Une alerte forte et concrète sur la santé mentale en danger des télétravailleurs.
- On a du mal à se croiser (et à faire société)
Paradoxalement, la flexibilité qu’offre le télétravail induit un besoin d’organisation et de coordination important et donc energivore. S’il est mal maitrisé, il fait naitre de la confusion, des tensions et in fine de la perte de temps et de performance. Comme tout pouvoir, il vient avec son mode d’emploi et ses règles. Un peu comme le génie vient avec sa lampe.
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#2 - Plus “télé” que “travail” ? Certainement pas !
“Le télétravail, c’est de la télé, pas du travail”. Quand notre ancien président Nicolas Sarkozy a dit ça, il s’est fendu d’une saillie… fausse. Du moins pour le plus grand nombre.
Car en télétravail, ce n’est pas tant l’intensité qui augmente mais bien la façon dont elle se compose qui bouge : augmentation des amplitudes des horaires, complexité à gérer la charge de travail et une hyperconnectivité. “Ces facteurs augmentent le risque de surcharge mentale et d’épuisement professionnel”, précise l’étude.
- Les amplitudes des horaires
Si les horaires décalés sont un avantage pour la gestion du perso (contraintes familiales notamment), “cette flexibilité engendre une nouvelle forme de pression, où les personnes salariées prolongent leurs journées de travail sur une plus grande amplitude”, note le document.
- La charge de travail de l’hybride
Travailler à distance, c’est aussi succomber au mécanisme de redevabilité. C’est-à-dire “se sentir obligées de travailler davantage ou d’accroître leurs efforts pour prouver (son) engagement professionnel”. Le télétravail devient aussi un format qui vient apporter une réponse pour “absorber la quantité de travail”. Traduction : je me mets en TT, sinon j’arrive pas à avancer au bureau.
- Hyperconnectivité et sollicitation constante.
Télétravailler, c’est de facto être connecté, voire surconnecté. “Les multiples canaux de communication et la réception continue de notifications sont des sources d’interruption, compromettant la concentration”, remarque l’étude. C’est ce qu’on appelle la “surcharge informationnelle”. En Chine, on parle même de “télépression”.
Le télétravail encourage aussi une certaine forme de présentéisme digital se traduisant “par une réactivité excessive pour signaler sa disponibilité ou son engagement en répondant rapidement aux courriels ou en maintenant un statut ‘en ligne’ sur les applications de communication”. L’inverse du ‘je bouge ma souris de temps en temps’.
#3 - Quand l’équilibre vie pro / vie perso n’a plus de frontières
Si le télétravail nous aide à ne plus perdre (trop) de temps dans les transports, il apporte, de fait, le pro dans la bulle du perso.
- Dis moi si tu as un bureau, je te dirai si tu peux télétravailler
“L’OIT (Organisation Internationale du Travail) et l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) préconisent que les télétravailleurs disposent d'une pièce dédiée, si possible au calme, où ils peuvent se concentrer sur leurs tâches professionnelles sans être perturbés par les bruits environnants ou les sollicitations familiales”. Une pensée émue à toutes celles et ceux qui ont dû faire une visio un mercredi après-midi ou ceux qui empruntent le bureau de leur fils les jours de TT (ceci est un témoignage personnel).
Derrière cette scène cocasse, se pose la question de la place du télétravail dans nos façons de nous loger (et des inégalités associées). Combien de personnes ont la place pour ça ? Dans les recherches de logement, la nécessité d’un bureau est devenu un critère important, certaines constructions sont même déjà faites comme ça. Mais le télétravail massif n’a que 5 ans, les travaux ne sont pas encore finis.
- Télétravail, un danger qui se conjugue au féminin
Le télétravail accentue les inégalités femmes-hommes, notamment sur la charge domestique. Les femmes télétravaillent plus que les hommes (51% VS 49%) et ce n’est pas forcément un “avantage”. 67% des télétravailleuses effectuent plus de 7h de travail domestique par semaine contre 56% pour les télétravailleurs. Enfin, “le télétravail présente le risque d’être associé à une augmentation des reproches, des tensions et des violences domestiques”, pointe le rapport.
Le télétravail est-il une fausse bonne idée ?
Non, non et encore une fois non. Il faut juste ne pas lui donner trop de responsabilités. Et ce, pour plusieurs raisons.
- Il est entré dans nos vies et nos habitudes
Les travailleurs sont très attachés au TT. Aujourd’hui, 44% des personnes souhaiteraient plus de TT, 44% sont satisfaits du rythme… et 12% en voudraient moins. En 2025, 26% des gens télétravaillent régulièrement (”c’est-à-dire quelques jours ou demi-journées par mois” selon la DARES). En 2019, soit avant le COVID, c’était seulement 9%.
- Il est loin de concerner tout le monde (et c’est peut-être la plus importante)
Seuls 39% des jobs sont télétravaillables en France. À peine 4 personnes sur 10.
Après les “digitales natives”, bienvenue aux “télétravailleurs natifs”.
Le télétravail, c’est aussi, une question de génération. Il y a ceux qui sont nés avec les ordinateurs (puis Internet), les enfants du numérique qui ont su taper sur un clavier, utiliser une souris, se connecter en réseau, une génération marquée par la vitesse.
Il faudra désormais faire avec ceux qui sont nés avec le télétravail. Les carrières de l’hybride qui savent compartimenter, agencer les agendas, se déconnecter, une génération marquée… par la gestion du temps, autrement.
“On estime à 200 millions le nombre de personnes dans le monde ayant débuté leur carrière depuis 2020”, explique une étude BSI de 2025. “La génération hybride a vu le rideau se lever sur ce qu'est le travail et ce qu'il peut leur offrir”, précise Kate Field, responsable mondiale de la durabilité humaine et sociale chez BSI.
Comment bien télétravailler ?
C’est LA question essentielle à laquelle il faudra répondre. La DARES, dont le but est de “déchiffrer le monde du travail pour éclairer le débat public”, pose les questions du futur qui nous attend tous (ou presque). Afin d’éviter de répéter les erreurs que nous avons commises à chaque transformation. Avec le risque, cette fois, d’être seul pour l’encaisser.
Le télétravail est bénéfique mais… comme toute pratique, ce sont les conditions dans lesquelles il est fait qu’il faut scruter, surveiller, bichonner, étudier, malaxer… Le télétravail, comme la semaine de 4 jours par exemple, ne sont pas des solutions, ni des totems, mias bien des moyens qui ne doivent absolument pas cacher les conditions de travail. Car ce sont elles qui guident la performance et non l’inverse.