société

Transfrontaliers : pourquoi ont-ils choisi d’aller travailler en Suisse ?

Alors que le nombre de travailleurs transfrontaliers a doublé en 20 ans, faisant de la France la championne d’Europe du genre, la Suisse en accueille à elle seule près de la moitié, soit 225 000. Mais quelles sont les motivations de ces passeurs de frontières ? Sont-ils uniquement mués par l’appât du gain ? Ou ne chercheraient-ils pas plutôt un certain état d’esprit ? Emilie, Xavier et Brice (de Suisse) nous livrent leurs témoignages et nous invitent à changer de regard sur des parcours singuliers.


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Emilie, 37 ans, COO à Genève : “Parfois, je ne sais plus à quel pays j’appartiens”

“Je suis frontalière depuis 13 ans, et plus encore aujourd’hui, car j’ai acheté un bien à 9km de Genève en France, tout en continuant à me rendre au bureau tous les jours malgré l’avènement du télétravail. Pour moi, traverser la frontière tous les jours est loin d’être anodin. Je passe plus de temps dans un pays où les préoccupations des gens sont loin de celles des Français. Par exemple, lors des attentats de Charlie Hebdo ou du Bataclan, les Suisses étaient moins concernés par les suites des attentats, et j’ai ressenti la même chose lors des dernières législatives en France.

Dans le même temps, je suis confrontée quotidiennement au système politique et institutionnel suisse par mon job et les clients que j’accompagne. Alors, parfois, j’ai l’impression de ne plus savoir à quel pays j’appartiens, d’être dans un no man’s land, au courant de tout sans être au courant de rien.

Lorsque j’ai démarré en Suisse, ce n’était pas parce que les salaires y étaient plus élevés, mais parce que dans l’univers du journalisme, c’était beaucoup moins bouché. Aujourd’hui, je ne vais pas le cacher, mon choix de continuer à vivre en France est en grande partie financier. Les conditions pour accéder à la propriété en Suisse sont prohibitives.

Et puis il me reste malgré tout un attachement résiduel à la France où j’ai encore mes habitudes, ne serait-ce que pour aller faire mes courses. Dans mon entourage français, cela fait parfois jaser. Avec mon conjoint, nous pouvons être perçus comme carriéristes et ambitieux, dans le mauvais sens du terme.

À l’avenir, je ne me vois pas revenir en France. Genève est une plateforme économique remarquable. Et puis, j’aime beaucoup l’état d’esprit suisse :  on exige de la performance, mais celle-ci est enrobée de beaucoup de bienveillance et confiance. Par exemple, quand je suis revenue de congé maternité, on m’a proposé des avancées professionnelles par deux fois. Ici, le désir de progresser et d’apprendre est central.

Pour ma part, je me suis reconvertie dans le domaine de la communication après le journalisme. Au départ, je pataugeais dans un univers que je ne maîtrisais pas, mais on m’a laissé ma chance et je suis aujourd’hui COO (Directrice des opérations, ndlr) d’une agence de 30 personnes, ce que je n’aurais jamais imaginé.

Si je devais donner un conseil à celles et ceux qui hésitent encore à passer la frontière, ce serait de le faire pour les bonnes raisons. Je vois de jeunes Français candidater avec des prétentions salariales astronomiques. Déjà, il faut sortir de ce mythe du salaire suisse, et ensuite, être avant tout motivé par les opportunités d’évolution. Il faut aussi mesurer la charge mentale que cela implique d’être à cheval entre deux pays, d’apprendre un nouveau vocabulaire, d’autres usages… Si c’est simplement pour l'appât du gain, c’est loin d’être suffisant”.

Xavier, 47 ans, entrepreneur à Genève : “On n’est pas toujours bien vus des deux côtés de la frontière”

“Je travaille depuis 2014 dans le canton de Genève, où j'ai d'abord été salarié avant d’y créer ma propre société. J’habite dans l’Ain et j’ai choisi de vivre en France principalement pour des raisons de coût de vie, car ma femme, elle, perçoit un salaire français. Malgré tout, c’est une opportunité de carrière qui m’a mené à Genève, bien plus que le salaire, même si celui-ci reste un avantage notable. Le marché suisse est particulier par sa concentration de multinationales, son taux de chômage très bas (environ 2 %), et son dynamisme.

La frontière ? Pour moi, elle est surtout symbolique. Dans une même journée, je peux la traverser quatre fois sans y penser. Venant de Belgique, j'ai déjà cette habitude de me déplacer sans trop de distinction géographique. Sur le plan culturel, Genève est un cas particulier en Suisse : surnommée "la petite France", la ville est très cosmopolite et intégrée à la région française du Grand Genève. La culture suisse ne m’a donc pas posé de difficultés, bien que je sache que c’est parfois plus marquant pour ceux qui travaillent à Bâle par exemple, où la barrière linguistique est plus forte.

Choisir d’établir mon entreprise en Suisse s’est imposé comme une évidence, notamment pour la stabilité et la simplicité administrative du pays. Contrairement aux idées reçues, de nombreux entrepreneurs viennent moins pour les avantages fiscaux que pour la facilité d’opérer. Néanmoins, le statut de frontalier n’est pas toujours bien perçu. Du côté suisse, les frontaliers représentent parfois une "concurrence déloyale" qui accepterait des salaires plus bas, tandis que, pour les résidents français, l’augmentation du coût de la vie liée aux salaires suisses est très marquée.

Aussi, il est important de noter que les trajets frontaliers peuvent devenir un vrai fardeau. Il ne faut pas négliger non plus le coût de la vie élevé en Suisse, y compris pour les frontaliers. L’assurance maladie est un choix structurant et irréversible après les six premiers mois. La garde d’enfants est également onéreuse, avec des coûts élevés pour des structures privées suisse.

Enfin, la richesse est présente en Suisse, mais elle reste discrète, probablement en raison de la culture protestante qui valorise la prospérité sans ostentation. À Genève, il est courant de croiser des voitures de luxe devant les banques, mais ce luxe coexiste avec une sobriété qui peut surprendre. Pour moi, tant que les conditions me le permettent, je n’envisage pas de partir, bien que les évolutions dans les accords bilatéraux entre la Suisse et l'UE puissent influencer à terme le statut des frontaliers”.

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Brice, 36 ans, Responsable événementiel à Zurich : “En Suisse, quand on s’en donne les moyens, on réussit !”

“J'ai grandi à Paris, mais arrivé à la trentaine, ma compagne et moi avons décidé d’en partir pour profiter de la nature et des activités en plein air. Durant la pandémie, ma compagne a décroché un super job à Aix-les-Bains. Il ne me restait plus qu’à trouver un poste de mon côté.

J’avais une piste à Annecy, mais c’est finalement à Zurich que j’ai posé mes valises dans une startup vendant des articles de sport. L’entreprise était prometteuse et je gagnais trois fois plus qu’en France pour le même job. J’ai démarré avec un permis de résident, ce qui impliquait que je ne voyais mon épouse qu’une fois toutes les 3 semaines.

Avec l’arrivée de notre premier enfant, mon employeur m’a accordé une grande flexibilité pour me permettre de télétravailler. Pour être en règle avec mon statut suisse, je conserve depuis mon adresse à Zurich, où je paie un loyer et suis prélevé à la source pour les impôts. Cela implique des coûts supplémentaires, comme la mutuelle obligatoire en Suisse. Je continue à réfléchir à un éventuel passage au statut de frontalier, ce qui me permettrait de vivre en France tout en travaillant en Suisse trois jours par semaine.

Ce que j’apprécie le plus chez mon employeur, c’est la reconnaissance dont nous bénéficions en tant que collaborateurs. Je me souviens d’un épisode lunaire un jeudi : notre COO nous a demandé de cesser de travailler jusqu’au lundi suivant et nous a donné un bon de 250 francs suisses (265€ environ, ndlr) pour nous offrir un massage ou toute autre chose qui nous ferait du bien.

Le mindset en Suisse se distingue aussi par l’importance accordée à l’apprentissage par l’essai et l’erreur. Ici, on accepte que l’on se trompe, tant qu’on avance. Cette ouverture pousse à innover sans craindre de se tromper, ce qui rend le travail beaucoup plus stimulant. Même avec la croissance de mon entreprise, qui compte maintenant plusieurs milliers de collaborateurs, l’esprit de start-up et la proximité avec les fondateurs demeurent vivaces.

Je ne serais pas contre l’idée de retrouver un poste en France ou à l’international. Mais maintenant que j’ai un crédit immobilier indexé sur mon salaire, il va falloir que je capitalise sur mon expérience pour réussir à décrocher une très belle opportunité me permettant de revenir à l’équilibre financièrement. Comme de nombreux transfrontaliers, je suis effectivement enfermé dans une prison dorée.

Personnellement, mes parents se sont battus pour que ma soeur et moi fassions des études et mon but a toujours été de faire mieux que mon père et ma mère.  En France, malheureusement, j’ai l’impression que l’ascenseur social est en panne. Le plus dur sera donc de retrouver cette attitude que les Suisses ont envers le travail : quand on s’en donne les moyens, on y arrive !”.

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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