Pourquoi ils ont décidé de cacher leur handicap invisible au bureau
En France, plus de 9 millions de personnes vivent avec un handicap invisible. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes porteuses de ces handicaps préfèrent taire leur condition dans le cadre professionnel, de crainte d’être marginalisées, dévalorisées ou de voir leurs perspectives de promotion compromises. Mais ce silence a un coût : il empêche l’accès à des aménagements de poste indispensables, et pèse lourdement sur leur bien-être psychologique.
Le handicap reste un sujet délicat dans le monde du travail. Pour de nombreuses personnes valides, il est encore synonyme d'incapacité à exercer une activité professionnelle. Cette perception contribue à faire du handicap l'un des premiers motifs de recours auprès de la Défenseure des droits, en particulier dans le domaine de l’emploi. Bien que la loi de 1987 impose aux entreprises d’employer 6 % de salariés en situation de handicap, sous peine de sanctions financières, la réalité est tout autre : dans le secteur privé, ce taux plafonne à 3,5 %, loin des objectifs fixés.
C’est pour éviter d’être relégué aux marges du monde professionnel que Raphaël*, salarié dans le secteur du digital, a choisi de cacher sa bipolarité au travail, une maladie dont il est pourtant atteint depuis l'adolescence. Il est loin d’être le seul. Parmi les 9 millions de Français souffrant d'un handicap invisible — dépression, cancer, douleurs chroniques ou déficience visuelle pour n’en citer que quelques-uns —, beaucoup choisissent de taire leur condition, craignant malentendus, rejet ou, pire encore, d’être écartés pour inaptitude. Selon le cinquième baromètre Agefiph-IFOP sur la perception de l’emploi des personnes en situation de handicap, paru en décembre 2022, 61 % des personnes interrogées déclarent qu’elles n’ont pas mentionné leur handicap sur leur CV de peur que cela ne leur soit préjudiciable. Et près de la moitié des répondants ayant fait connaître leur situation sur leur CV ou lors d’un entretien d’embauche ont constaté que cela avait constitué “plutôt un frein” à l’emploi.
“Vous savez, tout le monde n’a pas besoin de savoir”
Parmi toutes les différentes formes de handicap (moteur, cognitif, visuel, sensoriel, mental et psychique), le handicap psychique reste l’un des plus tabous. En France, il n’a été officiellement reconnu qu’avec la loi du 11 février 2005 sur l’égalité des droits, des chances et la citoyenneté des personnes handicapées. Bien que le texte ait permis une avancée en élargissant la définition du handicap aux troubles psychiques, il n’a pas mis fin aux idées reçues sur les personnes qui en sont atteintes. Pour éviter d’être la cible de critiques ou d’être discriminé, à la fin de son école de commerce, la psychiatre de Raphaël a été la première à lui conseiller de ne pas parler de sa maladie au travail. Une phrase est depuis restée gravée dans son esprit : “Vous savez, tout le monde n'a pas besoin de savoir.”
Mais dissimuler une maladie aussi lourde que la bipolarité n’est pas simple. Le commercial est obligé de prendre chaque jour des médicaments comme la Dépakote, un régulateur de l'humeur à base de lithium, qui provoque tremblements, nausées, troubles de la mémoire inopinés. Et s’il parvient à maintenir les apparences 95 % du temps, cette maladie incurable, qui se caractérise par des phases d'euphorie suivies de périodes de profond abattement, demeure imprévisible et difficile à maîtriser. “Lorsqu’une phase dépressive se met en place, je me sens totalement accablé. Ma gorge se noue, je ne parle plus à personne, je me referme sur moi-même, et des pensées suicidaires peuvent apparaître”, confie-t-il. Un état qui impacte tous les aspects de sa vie, et qu’il est parfois impossible de masquer dans un open space. En 2015, alors qu’il traversait un épisode de dépression profonde, Raphaël a été licencié. “Quand j’ai perdu mon grand-père, je venais de rompre avec ma copine. Très vite, je n’ai plus été capable de travailler”, se rappelle-t-il. Aujourd’hui, il reconnaît que son arrêt de travail forcé lui a permis de prendre le temps de se reconstruire et de trouver une nouvelle voie professionnelle, qui lui correspondait davantage.
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Ne pas éveiller les soupçons de ses collègues
Après avoir suivi une formation pour devenir professeur des écoles à l'IUFM, Vigdis a également choisi de ne pas révéler son handicap invisible lors de la visite médicale, qui détermine la capacité des futurs enseignants à gérer une classe. Contrairement au secteur privé, où les salariés sont tenus de rencontrer la médecine du travail tous les cinq ans, l'enseignement public, régi par le Code de la Fonction Publique, n’impose qu’une seule visite médicale pour toute la carrière. “Ne sachant pas si je pouvais parler librement de mon épilepsie, j’ai cherché des informations sur des forums. J’ai lu qu’il valait mieux ne pas l’évoquer, car cela pouvait être un motif silencieux de non-titularisation, raconte-t-elle. Après cinq ans d'études, on n'a pas envie d'être écarté pour cette raison.” Bien qu’elle soit sensible à la lumière et incapable de conduire la nuit en raison des lampadaires et des feux de signalisation qui font des flashs lumineux, Vigdis sait que son traitement quotidien réduit le risque de crise devant ses élèves à presque zéro. Alors, pour éviter les préjugés hérités d'une époque où l'épilepsie était associée à la folie, elle préfère garder le silence. “Il est vrai que les crises peuvent être impressionnantes, avec des chutes, des pertes de conscience, des convulsions, et de la salivation. Mais avec le temps, les patients apprennent à mieux connaître leur corps, ce qui permet de réduire les risques presque à zéro.”
Suite à sa visite médicale, Vigdis est affectée à un poste à plus d’une heure de chez elle en voiture, alors qu’elle pourrait prétendre à un aménagement de poste. Comme elle doit conduire de nuit pour s’y rendre, elle passe un pacte avec son mari qui la dépose tous les matins devant l’entrée de l’école. Elle cache également sa maladie à ses collègues. “C’est assez lourd au quotidien, ça nous limite tous les deux à cause des déplacements, mais aussi, ça me pèse moralement parce que les médicaments m’épuisent. Comme je ne dispose pas d’aménagement particulier, je dors discrètement dans ma salle de classe aux pauses, en essayant de ne pas éveiller de soupçons.” Deux ans plus tard, elle quitte l’éducation nationale. Pour elle, quand le pacte de départ avec son employeur est biaisé par des problèmes de discriminations, la relation part d’un mauvais pied. Non seulement ces salariés handicapés de l’ombre doivent gérer leurs propres défis liés à la maladie, mais se confrontent aussi à des regards souvent empreints de suspicion, d'incompréhension, voire de crainte.
L’étiquette peut enfermer dans le handicap
Le problème d'incompréhension lié aux handicaps, notamment invisibles, réside dans le fait qu'ils n'entraînent pas forcément des difficultés de mobilité, des troubles mentaux, ou la nécessité d'une prise quotidienne de médicaments lourds. De plus, deux personnes souffrant de la même pathologie peuvent avoir des besoins très différents. C'est le cas de Frédéric, conseiller marketing en pâtisserie et coach, daltonien de naissance, un handicap souvent minimisé mais qui reste invalidant. À 55 ans, il est toujours incapable de s'habiller seul ou de conduire. “Si ce handicap n'a pas directement influencé mon choix de carrière, il a tout de même limité mes options, explique-t-il. Être chirurgien, pilote, graphiste, électricien, laborantin, décorateur, ou même agriculteur est hors de portée pour un daltonien.”
Après avoir terminé son école de commerce, il a intégré une agence de communication et a été affecté au département édition. Ce choix ne correspondait pas entièrement à ses aspirations, qui se tournaient plutôt vers le lobbying ou le conseil en stratégie. Cependant, il a décidé de l'accepter. Jamais il n'a mentionné son handicap visuel. Un jour, on lui a demandé de superviser le calage chez l'imprimeur. Il a alors découvert qu'il s'agissait de vérifier la conformité des couleurs avant l'impression d’un ouvrage. “À ce moment-là, j’aurais peut-être dû évoquer mon daltonisme, mais la honte et la volonté de prouver mon autonomie m'en ont dissuadé. J'ai feint de maîtriser la situation, m’appuyant sur les conseils de l'imprimeur et essayant de deviner les niveaux de bleu et de rouge”, se souvient-il. Cette expérience s'est avérée très stressante. Il imaginait déjà des milliers d'exemplaires à jeter par sa faute, tandis qu'une menace de licenciement planait au-dessus de sa tête. Si par chance, il a évité les problèmes avec sa direction, il s’est depuis reconverti dans une branche qui lui évite d’être directement confronté aux limites que lui impose son handicap visuel.
À la question de savoir s'il faut évoquer son handicap invisible, Frédéric souligne qu'il ne faut pas systématiser la reconnaissance d'une invalidité. Selon lui, cette étiquette peut enfermer dans le handicap. Cependant, pour certains, le poids de cette étiquette est plus difficile à porter. Raphaël souhaiterait pouvoir en parler librement et échanger avec d'autres personnes atteintes de bipolarité afin de ne plus se sentir aussi isolé. D'après son expérience, minimiser ou nier un problème entraîne souvent une surcompensation. Une position que partage Vigdis pour qui cela expose à des ruptures, tant psychiques que relationnelles, et empêche l'accès aux aides disponibles pour ceux qui ont obtenu la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). Comme la plupart des personnes atteintes de handicap invisible, Frédéric, Raphaël et Vigdis attendent désormais que le regard change sur leur maladie pour enfin avoir le courage de sortir de l’ombre.
*le prénom a été modifié pour respecter l’anonymat de la personne