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Comment l’effet Matilda a contribué à invisibiliser les grandes scientifiques

Les inégalités de genre dans le milieu scientifique existent depuis longtemps. En témoigne le fameux “effet Matilda”, un phénomène systémique qui consiste à rendre invisibles le nom des grandes femmes de science.


4 min
9 juillet 2024par Léa François

Peut-être que vous vous apprêtiez à entamer votre meilleure sieste dans les transports. Ou bien que vous êtes en pleine digestion post déjeuner. Mais concentrez-vous, car je vais avoir besoin de vous mettre à contribution en ce début d’article : pouvez-vous me citer des noms de femmes scientifiques ? À part Marie Curie, come on.

Si vous galérez, ce n’est pas tout à fait votre faute. C’est celle… du patriarcat ! (Oui, je lâche le mot). Qui s’exprime ici sous la forme d’un phénomène systémique appelé “l’effet Matilda”, consistant à nier ou minimiser la contribution des femmes scientifiques à la recherche, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins.

Matilda who ?

Je vous arrête : rien à voir avec l’héroïne éponyme du célèbre livre de Roald Dahl, ou le personnage joué par Natalie Portman dans le film Léon ! L’effet Matilda, c’est un concept qui rend hommage à Matilda Joslyn Gage, une militante féministe qui s’est battue pour les droits des femmes.

Elle est l’une des premières à avoir dénoncé l’invisibilisation des femmes de sciences dans un article intitulé “Woman as an inventor” publié en 1883, à une époque où les femmes sont exclues du monde scientifique en raison de leur prétendue infériorité naturelle. On a-dore !

Margaret Rossiter, mère de “l’effet Matilda”

Celle qui a rendu hommage à Matilda Joslyn Gage en théorisant le concept-même de “l’effet Matilda”, c’est une autre femme inspirante : Margaret Rossiter. Scientifique de formation, elle se spécialise dans l’Histoire des sciences aux États-Unis et s’intéresse plus précisément à la place que les femmes y occupent.

Les milieux scientifiques et historiens sont plutôt réticents face à ses recherches, mais elle persiste. Ce qui a peut-être aiguisé sa détermination ? Une remarque qu’on lui avait faite à l’université de Yale : à savoir qu’il n’existait pas de femmes scientifiques aux États-Unis, mais juste des assistantes. (Moi aussi, j’aurais vu rouge).

C’est lorsqu’elle trouve des centaines de références à des femmes scientifiques dans l’ouvrage American Men of Science que sa conviction se renforce. Pendant ses études, elle découvre aussi “l’effet Mathieu”, une théorie du sociologue américain Robert King Merton qui soutient que certaines personnes deviennent célèbres au détriment de leurs proches qui avaient pourtant contribué aux mêmes travaux.

Elle approfondit cette théorie et observe que cet effet est d’autant plus flagrant lorsqu’il s’applique aux femmes scientifiques. En 1993, elle décide alors de donner un nom à cette découverte : l’effet Matilda.

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Prouver le caractère systémique de l’effet Matilda

Si l’on connait de nom “l’effet Matilda”, on connait beaucoup moins le travail que Margaret Rossiter a dû abattre pour étayer cette théorie. Elle a consacré sa vie à rechercher les noms de femmes scientifiques américaines effacées de l’Histoire, un fastidieux travail d’archives qu’elle a compilé en 3 volumes. "Plus j'ai cherché, plus j'ai trouvé" avait-elle déclaré.

Dans cette trilogie, l’historienne des sciences a non seulement recensé toutes les scientifiques oubliées, mais elle a aussi documenté les facteurs culturels et institutionnels de leur effacement, ainsi que les dynamiques ouvrant vers une meilleure représentation.

Autant de preuves qui ont attesté du caractère systémique de ce phénomène sexiste, et qui lui ont permis d’apporter une contribution majeure à l’Histoire des sciences.

Un milieu scientifique encore très genré

Si l’effet Matilda n’est plus aussi prégnant qu’au XIXème siècle, les inégalités de genre dans le milieu scientifique et les préjugés persistent : d’après l’ONU, les femmes représentent seulement 29% des chercheurs‧euses, et à peine 3% des prix Nobel scientifiques leur ont été attribués depuis leur création en 1901.

Ça fait donc peu de roles models pour les jeunes filles qui n’osent parfois pas se lancer dans les filières scientifiques et techniques, encore très connotées masculines. La sous-représentation des profils féminins dans les cursus scientifiques s’explique ainsi par un conditionnement des genres : filles et garçons se conforment à des champs de compétences qui leur sont socialement attitrés, et cette intériorisation les conduit à développer un manque de confiance qui affecte leurs résultats et leurs choix d’orientation.

D’après une étude de la DEPP (la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), ces croyances limitantes sont tangibles : quand elles se jugent très bonnes en mathématiques en fin de collège, 6 filles sur 10 se dirigent vers la filière scientifique, alors que ce ratio monte à 8/10 chez les garçons.

Pour finir, rendons hommage à quelques grandes scientifiques victimes de l’effet Matilda, et à leurs découvertes : Lise Meitner pour la fission nucléaire, Rosalind Franklin pour la structure de l'ADN, Mileva Einstein pour l’espace-temps et la vitesse de la lumière, Jocelyn Bell pour le premier pulsar, Marthe Gautier pour le chromosome à l'origine de la trisomie 21 ou encore Ada Lovelace pour le premier programme informatique.

💡 Pour aller plus loin : Il n’y a malheureusement pas que les scientifiques qui ont été effacées de l’histoire, mais bon nombre d’autres femmes, toutes disciplines confondues. Si vous voulez prendre la mesure de cette invisibilisation généralisée, on ne peut que chaudement vous recommander l’ouvrage Les grandes oubliées : pourquoi l'histoire a effacé les femmes de Titiou Lecoq.

Léa François

Journaliste

Journaliste qui écrit avec ses tripes, pour porter la parole de celleux qui ne l’ont pas toujours. A postulé ici le lendemain […]

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