société

Les incivilités au travail se nichent là où vous ne les imaginez pas

Depuis la pandémie, les agressions et violences externes envers les salariés ont considérablement augmenté, selon l’INRS. Mais quid des relations entre collaborateurs, ou à l’égard des clients de l’entreprise ? Et si le télétravail nous avait rendus (encore) moins civilisés ?


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Loin de se cantonner à des actes spectaculaires, les incivilités au travail se jouent aussi à huis clos et relèvent le plus souvent de la micro-agression. “Les incivilités au travail sont l’ensemble des comportements négatifs qui vont à l’encontre des règles de savoir-vivre ensemble. On peut même parler de principes de savoir-travailler ensemble”, pointe Anissa Djabi-Saïdani, enseignante-chercheure en GRH et Management responsable au sein de l’ISC Paris et spécialiste de l’inclusion et de la qualité de vie au travail. Ces règles peuvent avoir été clairement définies ou être implicites.

Et des exemples, il y en a à la pelle : ne pas faire la queue au self, couper la parole à son interlocuteur, ne pas l’écouter, adopter un comportement méprisant, proférer des remarques négatives en permanence, arriver en retard, quitter une réunion sans s’excuser, écrire un SMS quand un collègue s’exprime, ne pas dire bonjour, faire des blagues ou tenir des propos sexistes, racistes ou discriminatoires, laisser un espace en désordre, avoir un comportement bruyant en open space, ne pas remettre de papier dans l’imprimante après une grosse impression, arborer une tenue vestimentaire inadaptée...

💡 Les incivilités au travail en chiffres D’après une enquête menée par Eleas :
  • 42% des salariés sont exposés aux incivilités
  • 33% en sont affectés personnellement et en souffrent
  • Pour 54% des salariés, ce sont le fait des publics extérieurs à l’entreprise
  • Pour 48%, ce sont le fait des collègues de travail
  • 75% des salariés déclarent que ces comportements affectent leur productivité
  • 77% des salariés déclarent que ces comportements affectent leur santé </aside>

Des comportements en hausse depuis la pandémie ?

Si les agressions extérieures sont plus fréquentes depuis la pandémie, on ne dispose pas de chiffres sur ce qui se passe au sein des entreprises à l’heure actuelle. “Mais sur le terrain, c’est une problématique que de nombreux DRH me remontent”, pointe Jean-Etienne Joullié, Professeur de management au sein de l’EMLV. Toutefois, même si les incivilités semblent plus prégnantes aujourd’hui, elles ne datent pas d’hier. Notre interlocuteur se souvient ainsi d’un document interne reçu au début des années 2000 alors qu’il travaillait dans une entreprise américaine. “Cela allait de comment s’habiller face à un client à la manière de se comporter en réunion”, témoigne-t-il. L’enseignant se remémore aussi son passage dans une école hôtelière australienne dans laquelle, face à la rébellion des étudiants, on avait cessé d’exiger qu’ils viennent en tenue de travail pour les cours. “Eh bien ce relâchement vestimentaire s’est immédiatement fait ressentir sur leurs résultats. Je crois que quand on s’habille sérieusement, on prend ce que l’on fait au sérieux”, ajoute-t-il.

Avec la pandémie, les comportements inadaptés se sont logiquement renforcés, notamment sous l’effet d’un brouillage des frontières entre le domicile et le bureau. “Puisque l’on interagit moins avec les gens, on perd quelque peu les bons réflexes du comportement en société”, affirme le professeur. Un constat partagé par Anissa Djabi-Saïdani qui pointe elle aussi le rôle des écrans, avec des incivilités typiques de notre époque comme le fait de ne jamais allumer sa caméra lors d’une conférence en visio ou de consulter sans cesse son smartphone alors que l’on assiste à une réunion. “Comme le montrent les travaux en management interculturel, notre culture est plutôt individualiste, ce qui a tendance à renforcer ce phénomène”, pointe-t-elle.

Un effet générationnel ?

De tout temps, on a accusé la jeunesse de tous les maux, mais en tant que professeur depuis plusieurs décennies, Jean-Etienne Joullié constate davantage de dérapages aujourd’hui. “Les étudiants retardataires ont toujours existé, mais je suis effaré de constater qu’ils ne s’excusent plus, prennent place, puis continuent à discuter avec leur voisin”, illustre-t-il. Des comportements peu respectueux qui sont selon lui liés à une perte de repères globale dans la société. “De plus, toute notion de repère est aujourd’hui perçue comme oppressive”, ajoute-t-il.

Pour Anissa Djabi-Saïdani, ces incivilités doivent effectivement s’analyser à la lueur des attentes de la nouvelle génération. “La question n’est pas facile à traiter. Si on prend par exemple la tenue vestimentaire avec le désir pour certains salariés d’avoir la liberté d’exprimer leur personnalité, on se heurte aux difficultés de certaines entreprises pour recruter. Elles doivent donc répondre à ces attentes en transigeant parfois avec certaines de leurs règles”, analyse-t-elle.

Est-ce donc le rôle des entreprises d’éduquer leurs salariés ?

De même que l’on se pose la question de la responsabilité des enseignants face à des parents démissionnaires, en quoi ces incivilités sont-elles le problème des employeurs ? “Je dirais qu’en désespoir de cause, il leur incombe d’éduquer leurs salariés, même si ce n’est pas leur rôle à l’origine”, affirme Jean-Etienne Joullié. Pour Anissa Djabi-Saïdani, les impacts des incivilités sur la performance sont tels qu’il n’est effectivement pas possible de détourner le regard.

À l’origine de conflits, les incivilités représentent un facteur supplémentaire pour les risques psychosociaux, avec pour conséquence des arrêts maladie ou encore un fort taux de turnover. De plus, l’employeur doit légalement assurer et protéger la sécurité physique des employés, sans parler de la discrimination et du harcèlement qui constituent un délit impliquant une amende ou une peine de prison. “Mais au-delà de ces amendes, ce sont aussi les risques financiers et réputationnels qui sont en jeu. Les grandes entreprises sont particulièrement concernées, certaines étant même susceptibles de perdre des points en bourse”, illustre Anissa Djabi-Saïdani. En outre, une entreprise qui compterait un grand nombre d’incivilités pourrait avoir du mal à retenir et attirer les meilleurs talents à cause d’un impact néfaste sur son expérience collaborateur et sa marque employeur.

Comment créer un monde professionnel… plus civilisé ?

Face à ce fléau, certains pays n’y vont pas par quatre chemins : aux États-Unis, on dispense carrément des cours de savoir-vivre aux collaborateurs pour faire face à ces dérapages comportementaux post-covid. “En France, de tels cours n’existent pas, mais on peut estimer que les formations liées aux soft skills remplissent ce rôle”, affirme Jean-Etienne Joullié.

Pour Anissa Djabi-Saïdani, la partie se joue plutôt dans le devoir d’exemplarité des managers. “Ceux-ci doivent travailler sur eux pour être inspirants et inciter les collaborateurs à adopter un comportement positif, recommande-t-elle. De même, plutôt que de placarder une liste de règles à respecter, elle recommande la réalisation d’une charte commune de bons usages qui serait co-construite avec les collaborateurs, afin de les y faire adhérer. On peut également imaginer mettre en place une cellule d’écoute et d’alerte en interne pour pointer ces incivilités.

Cela n’empêche pas d’élaborer au préalable un diagnostic pour identifier ce qui dysfonctionne et ainsi mettre sur pied un plan d’action, avec, par exemple, des campagnes de sensibilisation à ces incivilités. “Cette prise de conscience est nécessaire car certains collaborateurs ne se rendent pas compte que leur comportement est déplacé”, relève Jean-Etienne Joullié. À l’origine, ces micro-agressions ne revêtent pas d’intention de nuire à autrui. “Pour réorienter les collaborateurs vers le sens commun, je pense aussi qu’il faut veiller à ce que l’entreprise ne soit pas uniquement orientée vers la performance individuelle, au travers de leviers de motivation collectifs notamment”, remarque Anissa Djabi-Saïdani.

Lutter contre les incivilités au travail, c’est donc, quelque part, repenser la culture d’entreprise pour que la performance et le bien-être deviennent l’affaire de tous.

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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