société

Ils sont soumis au secret professionnel : comment font-ils pour gérer cette responsabilité ?

L’obligation de secret professionnel est un devoir pas comme les autres qui incombe à plusieurs corps de métiers, comme les policiers, les avocats ou encore les médecins. Mais en quoi consiste concrètement ce secret professionnel ? De quoi ne peut-on pas parler ? Et auprès de qui doit-on se taire ? Témoignages croisés.


12 min
27 octobre 2023par Léa François

Parce qu’il relève du caché, du confidentiel, parce que sa connaissance est restreinte et son accès réservé, le secret fascine. Mais lorsqu’il intègre l’univers professionnel, il en devient presque dissonant : car n’y-a-t-il pas, a priori, plus opposé que l’aspect mystérieux, voire occulte du secret, et le caractère normé, protocolaire, du cadre professionnel ? Un paradoxe qui se ressent d’autant plus à une époque où le désir de transparence infuse de plus en plus le monde du travail. Cette impression d’une contradiction nous met d’emblée sur la piste des frictions en jeu dans cette notion de “secret professionnel” : comment l’être humain peut-il répondre à cette injonction paradoxale, celle de contenir une matière ambigüe, équivoque, dans un cadre fondamentalement implacable, intransigeant ? Le carcan des lois n’est-il pas amené à être sans cesse débordé par une matière inconstante, changeante, corruptible – l’information ?

Nous avons confronté les points de vue de trois professionnel‧les qui y sont soumis : un ancien policier, Fabien Bilheran, une avocate, Maître Mélissa Masseron, et une médecin urgentiste, Agnès Ricard-Hibon, trois témoignages mis en regard de l’expertise de Daphnée Breton, psychologue du travail.

C’est quoi exactement, le secret professionnel ?

Le secret professionnel, une obligation légale

Policier, avocate, médecin : ces trois profils ont en commun d’être tenu par un contrat qui les lie non seulement à l’ordre dont ils relèvent, mais aussi aux individus dont ils s’occupent. L’obligation de soumission au secret professionnel est formalisée par un texte législatif ou réglementaire (comme un décret ou un arrêté) rappelle La Voix du nord. Manquer à ce devoir, c’est commettre une faute professionnelle et donc encourir des sanctions disciplinaires, mais aussi des sanctions pénales, comme le prévoit l’article 226-13 du Code pénal (un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende) Mais en quoi consiste concrètement ce secret professionnel ? De quoi ne peut-on pas parler ? Et auprès de qui doit-on se taire ?

Policiers, médecins : le secret pro dans la fonction publique

Le secret professionnel concerne tout ce qui a trait à des informations obtenues dans le cadre de nos fonctions : l’identité des personnes, mais aussi les faits pour lesquels ils sont connus de nos services” explique Fabien Bilheran, ex-policier à la brigade des stupéfiants de Paris. Une discrétion doublée du “devoir de réserve”, qui interdit d’exprimer ses opinions politiques ou religieuses, mais aussi de formuler ouvertement des critiques à l’égard de son service. Un double devoir auquel est également soumise Agnès Ricard-Hibon, médecin urgentiste et cheffe de service du SAMU-SMUR de Pontoise.

Autre point commun de ces deux professions : un état de cloisonnement par rapport à des instances qui voudraient faire autorité. Ainsi, outre leur interdiction de parler à la presse, les gardiens de la paix n’ont pas le droit de parler “à tout organisme potentiellement partenaire comme la municipalité, la police municipale, les agents de surveillance de la voie publique ou encore les pompiers” détaille Fabien Bilheran. Dans ces conditions, il n’est pas rare de subir des pressions d’”une autorité qui veut avoir des informations pour des raisons de sécurité mais qu’on n’est pas autorisées à donner” observe Agnès Ricard-Hibon.

Les avocats, ou le cas particulier du statut libéral

Pour ce qui est des avocats, leur statut d’indépendant conditionne un peu différemment le secret professionnel, puisqu’ils sont liés à la personne dont ils sont en charge par une relation commerciale : la relation client-avocat. Ce secret professionnel, il est encore plus conséquent en droit pénal puisque doublé du secret de l’instruction dans les dossiers criminels, nous explique Maître Mélissa Masseron, avocate en droit pénal et en droit des mineurs. “Un double cadre grâce auquel on maintient une bonne justice”, argumente-t-elle. Violer le secret de l’instruction, c’est encourir des peines plus graves : deux à cinq ans d'emprisonnement et 30 000 à 75 000 € d'amende, selon l'article 434-7-2 du Code pénal.

Le secret professionnel, profitable ou dommageable ?

Un principe éthique doublé d’une utilité pragmatique

À écouter nos trois témoins, pas de doute : dans leurs métiers, le secret professionnel est non seulement nécessaire, mais aussi profitable à plus d’un titre. “Il s’agit de respecter la dignité des personnes, mais aussi de préserver des informations dont la divulgation pourrait nuire à une enquête en cours et l’empêcher d’aboutir” développe le policier Fabien Bilheran. Un principe éthique qui se double donc d’une utilité pragmatique. Pour Maitre Masseron, la violation de ce secret peut en effet porter préjudice à tout l’appareil judiciaire : “en instruction, la personne n’est pas condamnée, donc il y a la présomption d’innocence” rappelle-t-elle. La fuite de certaines informations, notamment dans la presse, peut ainsi influer sur l’issue d’un procès.

Elle évoque à ce titre un autre cas de figure, plus extrême, celui des docu-fictions judiciaires comme celle autour de l’affaire Jonathan Daval, diffusée alors qu’il n’était pas encore passé aux assises. “Pour des futurs jurés qui vont regarder ça et être tirés au sort un an plus tard, ça pose question. D’autant plus que c’est un parti pris et qu’ils n’ont pas eu accès à tout le dossier. Là, on ne peut pas être dans une bonne administration de la justice” alerte l’avocate. Protéger le secret professionnel, c’est donc garantir l’intégrité des enquêtes, du côté de l’institution policière comme judiciaire.

La confiance, condition sine qua non à l’efficacité du secret pro

Mais pour parvenir à être bénéfique, le secret professionnel doit se transformer en outil : un instrument pour gagner la confiance des tiers. “La relation soignant-patient est une relation privilégiée où on a accès à des choses très intimes, et pour avoir une confiance partagée, il faut que le patient ait confiance en son médecin” analyse Agnès Ricard-Hibon. En résulte nécessairement une meilleure prise en charge des malades, et moins de risques d’erreurs médicales.

Une équation qui se vérifie aussi dans le milieu judiciaire : “si le client n’est pas en confiance et qu’il ne nous dit rien, qu’on n’a pas d’informations autres que celles présentes dans le dossier, ça va dans le sens d’une mauvais défense” abonde Maitre Masseron. Pour elle, le secret professionnel permet au prévenu “d’avoir un cadre de liberté, un peu comme un confessionnal” qui va permettre aussi “à ce que la vérité puisse éclater”. C’est bien parce qu’ils sont en confiance que les clients peuvent parfois en venir à avouer leurs crimes et délits.

L’avocate évoque à titre d’exemple une affaire de viol d’un grand-père sur sa petite-fille : “quasiment tout le dossier démontrait que c’était lui […] Non seulement ça a été dans son intérêt d’avouer, mais ça a aussi pu aider les victimes qui avaient besoin de cette reconnaissance-là” commente-t-elle. Dans ces circonstances, la confiance établie grâce à l’obligation de secret professionnel sert non seulement l’intérêt individuel des prévenus, mais aussi l’intérêt supérieur de la Justice.

Transgresser pour mieux travailler

Mais parfois, l’équation s’inverse, et l’obligation de secret professionnel devient une règle qui entrave l’opérationnel et qu’il faut savoir contourner : c’est notamment le cas pour la gestion des informateurs qui relève du secret des sources, pointe l’ex-policier. “Pour pouvoir discuter avec un informateur, gagner sa confiance et montrer qu’on est crédible, il faut parfois utiliser des informations qu’on a obtenues dans le cadre de son travail pour montrer qu’on connait le milieu, qu’on connait telle personne, qu’on est un bon enquêteur” explique Fabien Bilheran.

Le prix à payer est non seulement de violer le secret pro, mais aussi de “donner des informations à une personne qui est potentiellement délinquante, car un informateur est rarement quelqu’un qui n’a pas de casier judiciaire” concède-t-il. Et c’est là tout le paradoxe : si la réussite d’une enquête peut tenir aussi bien à la protection qu’à la révélation d’informations, comment le secret professionnel peut-il dès lors s’ériger en règle absolue, et comment peut-on s’y soumettre de manière inconditionnelle ?

Le poids du secret

Doit-on briser le secret pro pour protéger les gens ?

Si le secret professionnel est central pour ces trois métiers, et concourt dans l’ensemble au bon accomplissement des missions qui leur sont propres, il peut également s’avérer contre-productif, et même devenir une responsabilité parfois lourde à assumer : lorsqu’il se fait injonction paradoxale, le secret peut entrer en conflit avec le sens moral individuel. Pour Agnès Ricard-Hibon, il peut y avoir cas de conscience lorsque la vie d’une personne est en jeu, comme dans le cas de violences conjugales : “si la patiente ne veut pas porter plainte, et qu’on sait qu’on la renvoie chez elle sans protection, éthiquement parlant c’est compliqué” confie-t-elle.

Dès lors, c’est aux professionnels eux-mêmes qu’il incombe de peser le bénéfice et le coût de la divulgation de ces informations pour le patient/client. Une injonction paradoxale qui a un coût : celui de la santé mentale et physique des travailleurs. “Le conflit éthique ou conflit de valeurs est reconnu comme un des facteurs qui peut être à l’origine de risques psychosociaux” alerte Daphnée Breton, psychologue du travail.

De l’autorisation à l’obligation de rompre le secret

Si devoir trancher entre garder le secret ou le révéler peut être délicat, cela l’est d’autant plus que le cadre légal présente une certaine opacité. II existe en effet plusieurs circonstances où l’on a autorisation de rompre le secret sans y être toutefois obligé, rappelle La Voix du nord : lorsque des “sévices ou privations [ont été] constatés sur le plan physique ou psychique”, ou s’ils sont témoins “du caractère dangereux pour elles-mêmes ou pour autrui des personnes qui les consultent”, dispositions prévues par l’article 226-14 du Code pénal.

Le fait de rompre le secret doit ici se faire avec l’accord de la personne concernée, sauf si elle n’est pas en mesure de faire un choix éclairé. Cette situation, la médecin-urgentiste y a été confrontée plus d’une fois : “Je l’ai fait pour des enfants, mais aussi pour des femmes que je considérais être sous emprise et qui risquaient de mourir si on ne les transfusait pas“ se souvient-elle dans le cas de Témoins de Jéhovah. Dans de tels cas graves, la révélation du secret devient obligatoire au risque d’être accusé de non assistance à personne en danger, comme le dispose l’article 223-6, et les professionnels se doivent d’en référer au procureur.

Des situations sous tensions auxquelles peuvent aussi être confrontés les avocats : Maitre Mélissa Masseron évoque le cas d’école “du client qui appelle pour dire qu’il va tuer la partie adverse”, une circonstance qui demande à l’avocat une bonne dose de discernement. “Il y a un écart entre ce que disent les clients et ce qu’ils font, il s’agit de savoir démêler le vrai du faux et de ne pas directement appeler la police, de savoir à quel moment on garde le secret et on alerte personne, et à quel moment on peut outrepasser ce secret-là sans engager notre responsabilité” argumente-t-elle. Au moindre doute, les avocats peuvent se tourner vers leur bâtonnier, un confrère élu qui représente ses pairs devant les instances extérieures, qui a un devoir de conseil dans ce type de situations.

Le secret pro, un levier hiérarchique pour contrôler l’information ?

Si nos trois témoins ont toujours fait preuve d’une grande conscience professionnelle pour préserver coûte que coûte ce secret, l’ironie réside peut-être en ceci que ce sont d’autres personnes qui ont pu briser pour eux le sceau du silence. C’est le cas de la médecin-urgentiste, avec ces “demandes d’informations refusées mais obtenues par d’autres voies”. C’est le cas de l’avocate, avec “ces documents dont on est étonnés qu’ils paraissent dans la presse, impliquant que quelqu’un dans la chaine a violé le secret de l’instruction”. Et c’est le cas de l’ex-policier, évoquant “les syndicats de police qui communiquent régulièrement les faits divers aux journalistes”. Celui qui a aujourd’hui quitté ses fonctions déplore un système du “deux poids deux mesures, où “c’est sur les policiers que pèse le plus durement le secret professionnel, alors que les personnes censées les représenter le transgressent à chaque fois qu’elles parlent”.

Pour le bien du secret, faut-il plus de transparence ?

Si ces trois professionnel‧les se rejoignent sur le caractère primordial du secret dans le cadre de leur métier, la manière dont cette responsabilité peut affecter leurs missions et leur santé au quotidien est indéniable. Dès lors, comment renverser les effets délétères du secret ? Peut-être faudrait-il se tourner vers son antonyme, la transparence : “La principale difficulté de ces professions est qu’il n’y a bien souvent pas de collectif de travail dans lequel on peut faire une analyse des pratiques et les mettre en débat, analyse la psychologue Daphnée Breton. À partir du moment où il n’y a pas de collectif sécurisant pour aborder ces questions, ça veut dire qu’on les laisse reposer sur les individus”.

Pour préserver ce secret, et les personnes qui en sont dépositaires, une seule solution : développer davantage le dialogue au sein de ces corps de métiers, mieux communiquer sur les méthodes de travail – en interne comme en externe – et faire évoluer non pas le secret professionnel en lui-même, mais l’imaginaire autour de ce secret, pour qu’il ne soit pas un poids individuel, mais demeure une responsabilité collective.

Léa François

Journaliste

Journaliste qui écrit avec ses tripes, pour porter la parole de celleux qui ne l’ont pas toujours. A postulé ici le lendemain […]

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