Pourquoi a-t-on si peur de parler anglais au travail ?

J’ai eu 19 à l’oral et à l’écrit lors de mon bac d’anglais, et suivi des cours magistraux dans la langue de Shakespeare quand j’étais à Sciences Po (Toulouse je précise, ça a de l’importance pour les puristes ;)). Lorsque je pars à l’étranger ou que je discute de manière informelle en anglais, je peux m’exprimer sans souci sur tous les sujets. Ayant suivi une filière littéraire et étudié des ouvrages en anglais classique, j’ai même par le passé adopté un langage trop châtier (j’employais sans le savoir des formules type “nonobstant”, quelque peu décalées).
Bref, sur le papier, j’ai toutes les capacités pour m’exprimer en anglais. Sauf que, dans le milieu professionnel, je perds mes moyens. Par exemple, si je dois intervenir dans une réunion, c’est comme s’il me manquait la phase de chauffe : les mots ne sortent pas, ou alors il me faut intervenir plus longuement. Lorsque j'interviewe un anglophone, c’est pareil : je trouve mes relances ridicules, beaucoup trop basiques. J’ai terriblement peur de faire une faute de conjugaison ou de syntaxe. Et surtout que mon french accent trahisse le fait que je n’ai jamais vécu en pays anglophone (j’ai plutôt cédé aux sirènes de l’Amérique latine).
Et quand on me demande si je peux écrire en anglais, mon syndrome de l’imposteur brille de mille feux. Ce sentiment est d’autant plus fort que je suis reconnue pour mon verbe dans ma langue natale. De fait, m’exprimer en anglais me donne l’impression d’être une parfaite attardée.
“J’ai peur de passer pour un enfant de 5 ans”
Ce que j’exprime, Alice Blanc, professeure d’anglais et ex-recruteuse, l’a vu à l’œuvre chez des dizaines de talents paralysés dès qu’il s’agit d’aligner trois phrases en anglais : “Les gens me confient : j’ai peur de me tromper de grammaire, qu’on ne comprenne pas mon accent, de parler comme une débile ou une enfant de 5 ans. Alors, même s’ils ont une super idée, ils préfèrent se taire.”
Et c’est bien ça le nœud du problème : dans notre culture, si ce n’est pas parfait, on préfère encore s’abstenir. Contrairement aux Allemands qui s’en fichent de balancer une phrase bancale tant qu’elle fait passer l’idée, nous sommes rapidement pétrifiés.
De plus, notre langue maternelle est particulièrement riche, complexe et très codifiée. À l’inverse, l’anglais, lui, va droit au but. Pas le temps de dégainer son plus beau subjonctif : il faut être clair et concis.
Un héritage culturel (et un poil d’arrogance) ?
Bon, n’allons tout de même pas jusqu’à nous fouetter, pauvres Français que nous sommes. Benjamin Levy, cofondateur d’Aimgo (ex-Gymglish), rappelle que le mal n’est pas qu’hexagonal : “Si on regarde les classements européens, la France n’est pas la dernière dans la maîtrise d’une seconde langue. Derrière elle, il y a encore l’Espagne et… l’Angleterre ! Nos points communs ? Des langues internationales, longtemps dominantes. Quand on est Suédois ou Danois, on n’a pas le choix : il faut parler une autre langue.”
En clair : plus notre langue “rayonne” dans le monde, moins nous ressentons le besoin vital d’apprendre. Résultat, les Français sont complexés, parfois un peu arrogants (“et si les étrangers parlaient français, hein ?”), et se retrouvent piégés dans un entre-deux : pas assez mauvais pour se forcer, pas assez bons pour être à l’aise.
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L’école, le coupable parfait ?
Difficile de ne pas pointer le système éducatif lorsqu’il s’agit d’analyser ces freins linguistiques. “C’est vrai qu’à mon époque, nous restions focalisés sur la grammaire et le vocabulaire, et nous ne pratiquions que très peu à l’oral (qui plus est avec des professeurs non natifs). Résultat : nous lisons, nous écrivons, nous comprenons… mais quand il faut parler, c’est plus difficile”, relève le cofondateur d’Aimgo. Même constat pour Alice Blanc : “À l’école, on ne nous apprend pas à dire en anglais que notre rétroprojecteur est cassé, ou à pitcher notre projet. Forcément, ça ne colle pas avec notre quotidien pro”.
Et puis, contrairement aux Scandinaves qui regardent leurs dessins animés en VO, nous avons grandi dans un pays où tout est doublé. Forcément, l’oreille peine à s’habituer.
Le poids du regard des autres
Ajoutez à cela le contexte particulier du bureau où nous sommes tous dans une forme de compétition permanente qui n’est pas propice à délier les langues, qui plus est dans les formats à distance. “À l’oral, tu n’as pas 5 minutes pour réfléchir comme à l’écrit. Tu dois réagir, improviser. Comme au téléphone, sans langage corporel pour t’aider… Et là, c’est la panique à bord.”
Cette peur de “mal faire” se traduit par le refus de se lancer. On préfère alors le silence à l’erreur. Ekaterina Hadjipetkova, EU Lead chez Speak, le résume bien : “Dans une culture où la précision et l’intellect sont valorisés, la peur de parler un anglais imparfait pousse les pros à se taire plutôt que de prendre le risque de se tromper.”
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Comment se débloquer ?
Bonne nouvelle : il existe des solutions pour décoincer son anglais.
Pratiquer. Beaucoup.
Comme le sport, mieux vaut 10 minutes régulières que 2 heures une fois par mois. “C’est plus efficace de faire 6 fois 10 minutes qu’une heure d’un coup. On a également plus de chances de rester engagé sur la durée”, note Benjamin Levy. L’important : rester dans le plaisir !
Oser l’imperfection.
Pour aider ses clients, Alice Blanc propose des jeux de rôle réalistes (visio, entretien, networking) pour se confronter tout de suite aux vraies situations. De même, Speak propose des entraînements sur des sujets spécifiques comme “demander une promotion” par exemple.
Revenir en enfance.
Lire un petit livre, regarder un film avec sous-titres, puis sans. “Accepter d’apprendre humblement, comme un enfant qui baragouine avant de maîtriser, est clé”, insiste Alice. Pour aborder plus facilement cette étape, des sociétés comme Speak ou Aimgo misent sur les IA : confrontés à un tuteur qui n’existe pas dans le réel, les apprenants ont moins peur de se tromper.
Dédramatiser l’accent.
Tous nos experts l’assurent : personne ne se moque de votre accent français. Au contraire, il a la réputation d’être “so sexy”. Ce qui compte, c’est d’être compris. D’ailleurs, avez-vous déjà été étonné qu’un espagnol ou un anglais parle avec un accent issu de sa langue natale ?
Changer de mindset.
Arrêtez de voir l’anglais comme une punition. Voyez-le comme un passeport : pour de nouvelles missions, un meilleur salaire, un job à l’étranger… Bref, une opportunité !




