Le devoir de vigilance des entreprises, une invention française aujourd’hui menacée ?

Le 23 janvier 2025, lors de ses vœux au monde économique, Éric Lombard, ministre de l’Économie et des Finances, a jeté un pavé dans la mare en confirmant son intention de reporter l’application de la directive européenne sur le devoir de vigilance – la CS3D – et de simplifier la CSRD. Une nouvelle annonce qui interroge sur l’avenir de la RSE en France, et au niveau européen.
La “Corporate Sustainability Due Diligence Directive” ou “CSDDD” 2024 /1760 du 13 juin 2024 a été proposée par le Parlement européen en mars 2021, et adoptée après trois ans de négociations.
Elle impose aux grandes entreprises, ainsi qu’à leurs filiales et partenaires en amont et en aval, de prévenir, stopper ou atténuer leur impact négatif sur les droits humains et l'environnement. Cela inclut l'esclavage, le travail des enfants, l'exploitation par le travail, l'érosion de la biodiversité, la pollution ou la destruction du patrimoine naturel. Elle fixe également les responsabilités liées à ces obligations.
La french touch (juridique)
Alors que l’UE s’est emparée du sujet, la France, elle, fait figure de pionnière du genre. En effet, le concept existe depuis la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre. “À l’époque, c’était une véritable innovation : on peut dire que la France a créé la notion de devoir de vigilance !”, soutient Isabelle Schwab, avocate en Droit du travail.
L’idée ? Pouvoir rechercher la responsabilité des grandes entreprises (5000 salariés, si leur siège social est en France, ou 10 000 salariés hors hexagone) pour un dommage survenu au sein d’une autre société, sous-traitante ou fournisseur, souvent située à l’étranger.
Pour ce faire, les entreprises ont été soumises à l’obligation de :
- mettre en place un plan de vigilance destiné à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves que leurs activités et celles de leurs filiales, sous-traitants ou fournisseurs, peuvent porter aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et la sécurité des personnes, et l'environnement ;
- inclure ce plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre dans le rapport de gestion (articles L. 225-102-1 et L. 225-102-2 du Code de commerce).
Quels changements pour la France ?
Mais si nous sommes déjà dotés d’une législation, que diable la CS3D viendrait-elle bousculer ? Et bien, “La Directive toucherait beaucoup plus d’entreprises : 250 aujourd’hui contre 3000 ou 4000 demain”, précise l’experte. Avec la Directive, seront concernées les entreprises :
- dès 5 000 salariés et plus de 1 500 M € de CA mondial à partir du 26 juillet 2027,
- dès 3 000 salariés et plus de 900 M € de CA mondial à partir du 26 juillet 2028,
- et dès 1000 salariés – ou sans condition d’effectif pour les sociétés non européennes – et plus de 450 M € de CA mondial (ou si elles sont la "société mère ultime" d'un groupe qui atteint ces seuils, ou encore si elles perçoivent des redevances de franchise ou de licence excédant 22,5 millions d'euros avec un chiffre d'affaires de plus de 80 millions d'euros) à partir du 26 juillet 2029.
“Surtout, la Directive imposerait d’aller beaucoup plus loin sur certains aspects”, poursuit Isabelle Schwab.
Jusqu’à présent, le devoir de vigilance englobait les filiales, sous-traitants ou fournisseurs. Mais la directive englobe également les partenaires et vise toute la chaîne d’activité en amont et en aval (approvisionnement, production, distribution).
De plus, les droits concernés (droits “humains” et les libertés fondamentales, ainsi que la santé et la sécurité des personnes ou l’environnement) étaient d’interprétation large, alors qu’aujourd’hui, la directive est plus précise : elle liste 28 droits/textes sur les libertés fondamentales et 16 textes sur les droits environnementaux.
Le droit français imposait de lutter contre les atteintes graves, la directive vise toutes atteintes.
Jusqu’à présent, les entreprises devaient se doter d’un plan de vigilance ; maintenant, elles devront le compléter par un plan de transition climatique.
La rédaction vous conseille
De plus, le plan de vigilance repose sur une cartographie des risques. La directive propose ainsi une méthodologie précise pour l’établir :
- Recenser, évaluer, et si besoin hiérarchiser les incidences négatives réelles ou potentielles sur les droits humains et environnementaux.
- L’objectif du plan de vigilance est de prévenir et atténuer les incidences négatives potentielles et mettre un terme aux incidences négatives réelles
Cela peut supposer :
- Des investissements, financiers ou non, les améliorations nécessaires (installations, infrastructures de production…) ;
- D’établir un code de conduite pour l’entreprise, ses filiales et leurs partenaires commerciaux. Si nécessaire, il pourra être demandé au partenaire commercial des garanties contractuelles par lesquelles il s'engage à respecter ce code.
- De modifier ou améliorer les pratiques d'achat, de conception et de distribution
- D’aider les petites et moyennes entreprises partenaires afin de s'assurer qu'elles se conforment aux nouvelles obligations ;
- Mettre en place un mécanisme de notification et une procédure relative aux plaintes ;
- La nouveauté est également l’obligation de mener des échanges constructifs avec les parties prenantes.
- Des sanctions pécuniaires, fondées sur le chiffre d'affaires net au niveau mondial de l'entreprise (et ne pouvant excéder 5 % de ce chiffre d'affaires)
- L’engagement de la responsabilité civile et l’indemnisation des victimes.
Alors, que peuvent faire les RH ?
Dans ce contexte, les enjeux ne sont pas seulement juridiques ou RSE. Les DRH doivent jouer un rôle clé, car ces nouvelles obligations impactent directement la gestion des talents, les relations sociales et la culture d'entreprise. Leur rôle ?
- Former et sensibiliser les équipes aux enjeux sociaux et environnementaux.
- Adapter les pratiques RH pour intégrer les principes de vigilance dans les critères de recrutement, d'évaluation et de rémunération.
- Instaurer un dialogue social renforcé pour associer les partenaires sociaux aux démarches de vigilance.
- Déployer des mécanismes d'alerte interne pour que chacun puisse signaler les abus potentiels.
Dans un monde rêvé, le devoir de vigilance ne devrait pas être perçu comme une simple contrainte mais une opportunité pour renforcer sa marque employeur, attirer des talents engagés et bâtir une entreprise plus responsable et résiliente.