société

“Tu ne vas pas te plaindre, tu arrives à être enceinte”, “les fausses couches, ça arrive à tout le monde” : la gestion problématique du deuil périnatal en entreprise

En France, le deuil périnatal concerne une famille sur 50. Il touche les parents d’un bébé mort au cours de la grossesse ou peu après l’accouchement. Un sujet intime qui entre fatalement en collision avec la sphère professionnelle, mais qui demeure le plus souvent passé sous silence, voire génère des réflexions qui ne devraient plus avoir droit de cité.


6 min

Il y a 17 ans, Marie Lebeaupin perdait son premier enfant. Un décès tardif dans la grossesse que rien ne laissait présager et qui la plonge dans un état de profonde détresse et sidération. La chambre vide en rentrant à la maison, la projection d’un enfant qui n’est plus, et en face, une entreprise qui manque cruellement de compassion. “Comme la loi me le permettait, j’ai pris l’intégralité de mon congé maternité. Puis j’ai été prolongée car je n’étais pas en état de reprendre le travail. Pendant ce temps, j’étais assaillie de messages de ma manager me disant que je plantais tous les chiffres de l’équipe. J’ai alors décidé d’écrire un courrier afin qu’il soit lu à mes collègues en réunion pour expliquer ce que je traversais”, se souvient-elle.

Lorsqu’elle finit par revenir au travail la boule au ventre, Marie doit affronter les réflexions sanglantes de ses collègues : “si tout le monde faisait comme toi, on ne s’en sortirait pas”, “tu ne vas pas te plaindre, tu arrives à être enceinte”. Au final, la jeune femme attend rapidement un nouvel enfant et sa grossesse étant considérée à risque, elle est rapidement arrêtée et choisit de quitter son entreprise avec un énorme soulagement. Marie met alors au monde un bébé né prématurément, puis tombe à nouveau enceinte. Mais le sort s’acharne une fois de plus puisque son troisième bébé décède lui aussi in utero alors qu’il est déjà viable.

“J’ai dû montrer mon livret de famille à mes collègues”

Cette fois-ci, son nouvel employeur se montre plus empathique : “Les RH m’ont envoyé un message “doux”, me disant qu’étant donné le terme de ma grossesse, ils imaginaient combien cela devait être difficile”. Pour autant, cela n’a pas empêché certains de ses collègues de lui lancer au visage le refrain “les fausses couches, ça arrive à tout le monde”. “Alors, une fois de plus, j’ai dû expliquer et même montrer mon livret de famille puisque sur ce dernier, figurent bien mes quatre enfants dont deux sont décédés in utéro (Marie a eu ensuite un quatrième enfant en bonne santé)”. À un stade avancé de la grossesse, il faut en effet se rappeler que la mère accouche même si son bébé naît sans vie, qu’on lui donne un prénom, qu’il repose ensuite en chambre mortuaire puis qu’une cérémonie peut être organisée pour lui dire au revoir (crémation ou sépulture).

💡 À savoir : La définition officielle du deuil périnatal retenue par l’OMS désigne la perte d’un bébé au-delà de 22 semaines d'aménorrhée et 7 jours après la naissance. Le 15 octobre a lieu la journée mondiale de sensibilisation au deuil périnatal.

“Un sujet difficile à aborder qui crée du vide autour de soi”

Si ces réflexions indélicates, voire cinglantes, ont encore lieu, c’est notamment parce que le deuil périnatal est un sujet qui dérange. “Un bébé, c’est plein de vie. Ce n’est pas censé mourir”, pointe Marie Lebeaupin. C’est justement pour ouvrir la parole sur le deuil périnatal et la parentalité difficile que Marie a choisi de se reconvertir en tant que sophrologue. Cécile Prioul, co-fondatrice de Ça ira encore mieux demain, accompagne, elle aussi, des parents endeuillés au sein des entreprises. “Avant même de reprendre le travail, les familles ont déjà le sentiment de faire le vide autour d’elles, parce que certaines personnes se préservent du malheur des autres, ou tout simplement qu’elles ont peur de raviver la douleur de l’autre”, analyse-t-elle. Sauf que, cette douleur existe bel et bien et qu’occulter le sujet renvoie inconsciemment au parent le message que le drame n’a jamais existé.

Un manque de considération qui pousse les parents à réfréner leurs émotions et qui interroge sur le droit à la vulnérabilité en entreprise. “Je suis convaincue qu’on ne peut guérir qu’en accueillant ses émotions, car on ne peut pas scinder le pro et le perso. Mais pour pouvoir vivre son deuil tout en continuant à travailler, il faut se sentir soutenu par son équipe”, affirme Cécile Prioul. D’ailleurs, ce type d’épreuve peut permettre à des collaborateurs de se rapprocher, notamment quand ils partagent la même histoire.

💡Et les pères dans tout ça ? Par un malencontreux raccourci de pensée, on aurait tendance à réduire la question du deuil périnatal aux femmes. Mais il concerne aussi les pères ou le second parent. “Ce qui est particulièrement compliqué pour eux, c’est qu’ils prennent souvent conscience qu’ils attendent un enfant au moment de la naissance, et là, c’est une naissance sans vie”, pointe Marie Lebeaupin. Souvent plus taiseux, les hommes n’en souffrent pas moins mais sont en général encore moins pris en considération par leurs proches ou leur entreprise. Ils sont nombreux à ne pas prendre leur congé paternité alors qu’ils y ont droit quand le décès survient après 22SA.

Un accompagnement au cas par cas

Alors, que peuvent faire les entreprises pour se montrer plus accueillantes envers leurs salariés endeuillés ? Chez PwC France, la problématique du deuil périnatal a été prise en considération depuis la signature du Parental Challenge. “Nous avions déjà une politique en faveur de la parentalité, et plus globalement un programme appelé Be Well Work Well depuis 2017. En tant que cabinet de conseil, nos talents sont notre premier capital”, souligne Emmanuel Bardet, Leader People Experience chez PwC France.

Le cabinet a ainsi formé ses RH et managers à la problématique et créé un écosystème de santé : formation aux risques psycho-sociaux, médecine du travail internalisée, assistance sociale, ligne d’écoute, prise en charge de 10 séances avec un‧e psychologue grâce à la mutuelle. “Il est intéressant de souligner que la cellule d’écoute est aussi bien utilisée par les managers que les collaborateurs”, poursuit Camille Gouilly Frossard, RRH chez PwC.

Ainsi, un collaborateur endeuillé est libre de se rapprocher de son manager ou RH de proximité, l’objectif étant qu’il puisse exprimer ses besoins avant de revenir au sein de l’entreprise. Des aménagements peuvent lui être proposés comme ne pas repartir immédiatement en mission chez le client. De plus, PwC France autorise davantage de flexibilité sur les jours de télétravail, ce qui peut s’avérer précieux dans cette période de fragilité. “Dans tous les cas, on ne présume pas des besoins des parents et les invitons à s’exprimer”, pointe Emmanuel Bardet.

💡Quid du nouveau congé fausse couche ? Depuis juin 2022, PwC France a créé un congé de deuil périnatal de trois jours rémunérés pour les parents, confidentiel et sans justificatif. Il intervient donc avant les 22 SA.  Sachant qu’il est possible depuis le 1er janvier 2024 pour les femmes de bénéficier d'un arrêt maladie sans application du délai de carence en cas de fausse couche (mais qui nécessite donc un certificat).

Des petits mots qui font la différence

Si PwC a créé tout un maillage de ressources en interne, d’autres entreprises expriment le besoin d’être accompagnées par un tiers extérieur. C’est là qu’une structure comme celle de Cécile Prioul prend le relais. Elle permet au collaborateur endeuillé mais aussi au manager ou l’équipe d’être écoutés par un tiers neutre. “Par exemple, par peur de ne pas trouver les bons mots, beaucoup se taisent, voire ne vont plus oser parler de leurs enfants devant le parent qui a vécu un drame, ce qui peut augmenter encore davantage le sentiment d’isolement du collègue endeuillé”, affirme-t-elle.

Suite à ces séances avec les différentes parties, Cécile Prioul les réunit ensuite pour un entretien permettant de préparer le retour au bureau sur toute une année, et pas seulement les premières semaines. “Le parent endeuillé ne sera plus le même collègue qu’ils ont connu. Il y aura des dates anniversaire qui vont rester tatouées sur sa peau”, pointe-t-elle.  En tant que collègue ou manager, “on peut simplement dire que sa porte est ouverte, demander le prénom de l’enfant, et s’enquérir quelques mois plus tard de l’état de son collègue en lui posant la main sur l’épaule et en lui demandant comment il se sent par rapport à X”, recommande Marie Lebeaupin. Autant de petits mots qui font toute la différence et permettent de créer un environnement dans lequel chacun se sent en sécurité psychologique.

Paulina Jonquères d’Oriola

Journaliste

Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

La newsletter qui va vous faire aimer parler boulot.

Chaque semaine dans votre boite mail.

Pourquoi ces informations ? Swile traite ces informations afin de vous envoyer sa newsletter. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien présent dans chacun de nos emails. Pour en savoir plus sur la gestion de vos données personnelles et pour exercer vos droits, vous pouvez consulter notre politique de confidentialité