Tribune – Peut-on rire de la santé mentale ?
Peut-on rire de tout… et sur tous les sujets ? C’est la question épineuse que pose Thomas Chardin, fondateur de Parlons RH, avec cette “drôle” d’anecdote sur la santé mentale…
Cette année, nous avons choisi, dans notre Cahier de Tendances RH, de consacrer un chapitre à part entière à la santé mentale au travail – plutôt que d’en faire une simple sous-partie de la QVCT. Pourquoi ? Parce qu’il y a urgence, nous disent à l’unisson les experts que nous avons interrogés. Et aussi parce que la santé mentale des collaborateurs est le révélateur de tout ce qui ne va pas dans une organisation. Une anecdote issue de la sphère RH indienne nous donne l’occasion d’y revenir.
Trop de stressé… pour rester dans l’entreprise ? Ah bon.
Une polémique RH venue d’Inde a défrayé la chronique sur les réseaux sociaux début décembre 2024. Tout est parti d’un mail interne qui aurait fuité sous la forme d’une capture d’écran abondamment partagée. Le mail porte la signature d’une DRH, celle de la startup Yes Madam, un service de soins de beauté à domicile lancé en 2017 dans l’Uttar Pradesh.
Le mail rappelle que l’entreprise a réalisé récemment une enquête interne sur le stress au travail auprès des collaborateurs. “Notre engagement en faveur d’un environnement de travail sain et propice nous pousse à considérer ces retours avec attention”, assure la DRH. Aussi, ”pour nous assurer que personne ne reste stressé au travail, nous avons pris la décision difficile de nous séparer des salariés ayant signalé un niveau de stress important”.
Sérieusement ? Peut-être pas. Quelques jours plus tard, l’entreprise publie une mise au point sur sa page LinkedIn : non seulement personne n’a été licencié, mais en plus l’entreprise lance un programme de bien-être dédié aux collaborateurs, incluant des massages et 6 jours de congé-stress par an.
Difficile de savoir s’il s’agissait au départ d’un gag, d’une campagne de relations publiques un peu limite, ou si tout était bien à prendre au premier degré - le second message visant à rattraper les dégâts causés par le premier. Mais peu importe pour nous : l’anecdote vient souligner l’importance croissante, dans la sphère RH, de thématiques développées au sein de notre Cahier de tendances RH 2025 et étroitement corrélées : l’expérience collaborateur, la culture managériale, la marque employeur et la santé mentale au travail.
Un incident révélateur
Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette affaire ?
1️⃣ La confiance reste le “principal déterminant d’une expérience collaborateur de qualité”, nous rappelle Léa Binet-Ferté, DGA de Great Place To Work, dans les colonnes du Cahier de Tendances RH. Or, la mise en place de dispositifs d’écoute des attentes des salariés est un outil à double tranchant. Si les collaborateurs ont le sentiment que “tout ce qu’ils diront pourra être retenu contre eux”, comme dans les séries américaines policières, la démarche d’écoute sera vécue comme un flicage, et les réponses ne seront pas sincères. Or l’expérience collaborateur, comme toute démarche marketing, n’est efficace que si l’information est fiable – ce qui suppose que la confiance règne.
2️⃣ S’y ajoute le fait que la DRH est souvent éloignée, physiquement, des équipes du terrain. Elle doit donc redoubler de précautions pour asseoir la confiance, et travailler main dans la main avec le management de proximité. Comme le rappelle le sociologue Marc Loriol en conclusion de notre chapitre « Culture managériale », “si le manager de proximité n’a plus assez de marge de manœuvre pour apporter au quotidien la preuve qu’il cherche à répondre aux attentes des salariés, sa crédibilité s’affaiblit. Et il est plus difficile de faire confiance à une direction éloignée”.
3️⃣ En matière d’attractivité employeur, l’idée que toute publicité est une bonne publicité n’est guère défendable. L’image d’une entreprise qui lutte contre le stress au travail en licenciant les salariés stressés sera difficile à déconstruire. Les efforts déployés dans le communiqué ultérieur montrent pourtant que la fonction RH a bien conscience de l’importance d’une marque employeur positive : les posts incriminés étaient en réalité, selon l’entreprise, “un effort délibéré pour souligner l’importance du sujet du stress au travail”. La colère exprimée dans les centaines de commentaires suscités par le communiqué suscite quelques doutes quant à la pertinence de la stratégie.
4️⃣ Aucun doute, en revanche, sur l’importance de la thématique « Santé mentale » - en Inde comme en Europe. Pour reprendre l’image un peu curieuse empruntée par Yes Madam dans son communiqué rectificatif, “la colonne vertébrale de toute grande organisation ne repose pas sur des épaules stressées, mais sur des esprits contents”. Et parmi les commentateurs, ceux qui choisissent de croire à la sincérité de l’entreprise lui reprochent d’avoir fait de l’humour sur un sujet grave : le stress au travail, et de s’en servir pour « vendre » leur marque employeur.
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La santé mentale, thème pivot de la performance RH
Quel que soit le fin mot de cette anecdote, elle illustre bien une évolution RH de fond pour 2025 : il sera de plus en plus question de santé mentale en entreprise. Mais nous n’en sommes qu’au tout début en matière d’action. Pour le moment, “la tendance n’est pas bonne, d’autant que le système de soin est en difficulté”, analyse Géraldine Mandefield, de VerbaTeam, dans les pages du Cahier de Tendances RH, tout en soulignant “une prise de conscience croissante dans les entreprises”.
Tout au moins, dans une partie d’entre elles, estime le psychologue du travail Adrien Chignard : “les organisations qui ont compris que la prise en compte des risques psychosociaux est un facteur d’attraction, de rétention et de développement des meilleurs talents tirent leur épingle du jeu sur des marchés déjà matures. Les autres pâtissent déjà de fortes difficultés de recrutement, d’innovation et de perte de parts de marché”.
La santé mentale au travail en France offre un tableau préoccupant, au carrefour de la plupart des grands enjeux RH : expérience collaborateur, attractivité, management, digital et IA, formation, inclusion et diversité… Elle reflète les dysfonctionnements de toutes ces différentes dimensions, mais donne également des clés pour les transformer.
Le regard sur la santé mentale change, et annonce une meilleure compréhension des ressorts psychologiques du travail collaboratif et des ressorts de la performance. Le médecin-psychiatre Jean-Christophe Seznec, en conclusion du chapitre « Santé mentale » du Cahier, souligne le rôle très positif joué par les jeux olympiques : les athlètes montrent par leur exemple l’importance pour la réussite d’une bonne santé mentale – ce qui est assez nouveau dans le discours sportif, où le terme « mental » décrivait autrefois davantage une sorte de puissance virile innée. Parallèlement, les jeunes générations manifestent une plus grande maturité sur le sujet. Une évolution lente, mais sûre se dessine.
Alors, peut-on rire de la santé mentale au travail ? On connaît la réponse de Pierre Desproges à cette question – oui, mais pas avec n’importe qui. En attendant, la mésaventure de cette entreprise indienne montre qu’il est malvenu d’en rire en public, et c’est une très bonne nouvelle !
Thomas Chardin
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