société

Les anti-héros du télétravail : ceux qui ont tout fait pour le saboter

Cinq ans après le début de la généralisation du télétravail, des salariés racontent ceux qui ne se sont pas contentés de le rejeter, mais qui ont tout fait pour le saboter. Trois histoires illustrent ces résistants acharnés : Philippe, le patron old school, incapable de faire confiance sans voir ses employés à leur poste. Paula, la RH perdue face aux outils numériques, et Julien, le télétravailleur fainéant, qui après avoir abusé du système, est devenu l’un de ses plus fervents opposants.


9 min
25 février 2025par Romane Ganneval

Avant mars 2020, le télétravail était encore une exception, d’abord adopté par les entreprises qui voulaient avoir une longueur d’avance sur les autres. En France comme ailleurs, celles qui l’avaient mis en place tenaient à le faire savoir. En creux, le message était clair : ici, on valorise l’autonomie et on mesure la performance autrement qu’au temps passé sur la chaise de bureau.

Puis est venu le premier confinement, et le télétravail s’est imposé partout, perdant au passage son image de privilège avant-gardiste. Mais une fois le plus dur de la crise passé, les positions se sont cristallisées.

Les 3 clichés du télétravail en sont-ils réellement ?

Trois groupes de personnes se sont dessinés. Il y a ceux qui ont vu dans le télétravail une évidence, une évolution naturelle, la preuve qu’on pouvait travailler autrement.

Ceux qui, sans être contre, étaient restés attachés au bureau, convaincus que rien ne remplaçait les conversations informelles à  la machine à café.

Et puis, les vrais anti-héros du télétravail. Pas juste des sceptiques ou des adeptes du présentéisme, mais ceux qui ont tout fait pour prouver que cette révolution était une erreur.

Des patrons méfiants, persuadés qu’un salarié sans supervision relâchait forcément l’effort. Des managers qui ont multiplié les visios et les mails en copie pour garder la main. Des employés qui ont enchaîné les réunions inutiles pour démontrer que, décidément, rien ne fonctionnait à distance.

Tous unis dans une même croisade : saboter le télétravail avec un zèle presque artistique, jusqu’à pouvoir dire, soulagés : "Vous voyez bien que ça ne marche pas." Témoins de leurs manœuvres, des salariés nous ont dressé le portrait de trois d’entre eux.

Le patron old school : résistant malgré lui

Notre patron, Philippe*, 50 ans, costume toujours impeccable, poignée de main ferme, regard assuré. Il gère l’agence, connaît les dossiers, suit l’avancement des projets. Enfin, en théorie. En réalité, il ne sait pas vraiment ce que nous faisons au quotidien ni combien de temps prend le travail opérationnel. Ce n’est pas son rôle. Lui, il décroche des contrats, fait des discours, alimente son réseau. Il représente l’entreprise, s’assure qu’elle brille là où ça compte.

Quand le premier confinement est arrivé, il a pris un coup. Du jour au lendemain, fini les allers-retours dans les couloirs, les réunions improvisées au détour d’un open space. Plus moyen de "voir où on en est" d’un simple coup d’œil. Seul devant son écran, il a été contraint de faire confiance à une équipe qu’il ne pouvait plus surveiller.

Vous imaginez bien que lorsque la situation s’est stabilisée, il a voulu reprendre la main. Le télétravail ? Il n’a pas le choix, un accord de groupe l'impose. Mais il a serré la vis autant que possible. Un jour, lors d’une réunion au bureau, il nous a dit  : “Je vous préviens tout de suite, c’est fini le télétravail le lundi et le vendredi, je ne voudrais pas que certains d’entre vous en profitent pour se faire des weekends prolongés. Et ceux qui ne sont pas d’accord, c’est pareil”.

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Une seule journée par semaine est autorisée, mais uniquement sur demande. Travailler au calme ne suffit pas. Il faut une vraie excuse : une présentation à préparer, un dossier qui nécessite une grande concentration ou une situation exceptionnelle.

Plutôt que de reprendre la main, il a surtout réussi à éteindre ce qu’il restait de motivation dans l’équipe. Plus personne ne fait d’efforts. Les règles sont appliquées à la lettre, mais sans conviction. Et surtout, beaucoup ont trouvé des parades. Les "déplacements client" traînent en longueur, les matinées "en attente d’un technicien" se multiplient. Au bureau, on est là, parce qu’il faut bien l’être, mais à 18h05, il n’y a plus personne.

Le pire dans tout ça ? Philippe ne voit rien. Convaincu d’avoir remis de l’ordre, il pense toujours tenir les rênes de son entreprise. Pour lui, la présence au bureau reste synonyme d’implication, comme si être assis devant un écran suffisait à prouver qu’on travaille. Mais nous, on sait bien qu’il ne contrôle plus grand-chose. À nos yeux, il appartient à une autre époque. Un patron old school qui s’accroche à un monde du travail qui a déjà évolué sans lui.

La RH dépassée par le numérique

Paula* a 58 ans et depuis trente ans, elle est RH dans un grand groupe de presse. On travaille avec elle, enfin… on essaie. Obtenir un rendez-vous, c’est tout un parcours. Son bureau déborde de dossiers empilés, de post-it et de carnets remplis à la main. Le numérique ? Ça n’a jamais été son truc. Chaque employé a son dossier papier et c’est à nous de numériser les informations pour elle.

Les visios pour recruter ? Elle a beau être une bonne RH, elle refuse catégoriquement.Pour moi, un candidat, ça se juge en face-à-face, nous explique-t-elle. Ce n’est pas qu’un CV, c’est une façon de se tenir, de s’habiller, de serrer une main, je ne sais pas comment vous faites pour voir tout ça en ligne”. Et si tu n’es pas sur place quand une place se libère dans son agenda, tant pis, c’est que tu ne veux pas vraiment le poste.

Quand le Covid est arrivé et que le groupe a généralisé le télétravail, ça a été une épreuve. Entre les différents magazines du groupe et les jeunes qui enchaînent les CDD d’une rédaction à l’autre, il fallait suivre le rythme et continuer à assurer les embauches. Mais sans entretiens physiques, Paula était perdue.

On a essayé de lui proposer des solutions : faire des pré-entretiens en visio, sélectionner en amont les meilleurs profils avant qu’elle tranche lors de l’entretien final. Mais pour elle, travailler à distance, éviter les déplacements inutiles, privilégier un échange rapide en ligne, c’est forcément un signe de manque d’implication. Et cette méfiance ne s’arrête pas aux candidats, pour nous c’est pareil.

Ces dernières années, elle a fini par lâcher un peu. Elle nous a laissé gérer le premier tri des dossiers. En contrepartie, on doit être au bureau tous les jours. Résultat, on enchaîne les rendez-vous, assis derrière un ordinateur, au bureau… avec des candidats en télétravail. Cette année, on a intégré des solutions d’intelligence artificielle pour trier les CV, analyser les profils et optimiser les recrutements. Autant dire que le sujet reste tabou avec Paula, même si on sait qu’elle n’a pas complètement tort.

Le manager fainéant en télétravail… persuadé que tout le monde l’est aussi

À 38 ans, Julien* gère une équipe de 12 personnes dans le support client dans une start-up. Enfin, "gérer", c’est un bien grand mot. Disons qu’il est là, qu’il anime quelques réunions et qu’il nous rappelle à l’ordre quand les chiffres ne sont pas bons. Mais le reste du temps, il n’est pas franchement débordé. Dès qu’on parle télétravail, il soupire comme si on venait de lui proposer de bosser sur un transat au bord d’une piscine. “On sait bien comment ça finit… Personne ne fout rien !” Il le sait, il l’a vu. Enfin… surtout sur lui-même.

Parce que, soyons honnêtes, pendant les confinements, il n’a pas franchement brillé. Le matin, il débarquait en visio, caméra coupée, voix ensommeillée. Ses réponses étaient molles, ses "Oui, oui, j’écoute" arrivaient avec une seconde de retard, comme s’il finissait son café en quatrième vitesse. L’après-midi, il pouvait disparaître des écrans pendant des heures. Plus de messages, silence radio sur Slack. Jusqu’à ce qu’il réapparaisse pour lâcher un laconique "bien reçu" ou "on en reparle en réunion." Toujours pile au bon moment, juste assez pour donner l’illusion qu’il suivait.

On aurait pu lui laisser le bénéfice du doute… jusqu’à ce qu’on capte certains détails. Une connexion qui saute toujours vers 15h (coïncidence ?), des délais de réponse qui s’allongent sérieusement après le déjeuner, un fond sonore suspect pendant certaines visios – un bruit de film ? On a vite compris. Et puis un jour, il a vraiment déconné.

Un client important, un dossier mal suivi, et surtout… une visio où il s’est un peu trop laissé aller. Je le revois encore, avachi sur son siège, regard fuyant, sourire en coin. On l’a tous vu décrocher. Il fixait un autre écran et, honnêtement, vu son air absorbé, ça ressemblait plus à un match de foot qu’à une présentation. Évidemment, le client a tiqué, la hiérarchie a suivi, et quelques heures plus tard, Julien s’est fait recadrer comme jamais. Il fallait un coupable. Un collègue qui était sur site ce jour-là nous a raconté comment il a retourné la situation en deux phrases : "Le problème, c’est pas moi, c’est le télétravail. Tout le monde se relâche. C’est ingérable." Traduction : s’il s’est laissé aller, nous aussi. Il a plaidé l’indiscipline collective, l’effet pervers du distanciel, la nécessité de remettre tout le monde sur les rails.

On a bien compris le sous-texte : "Si moi je retourne au bureau, vous aussi." Résultat ? Retour dans l’open space pour tout le monde. Depuis, Julien a trouvé une nouvelle obsession : les points de présence. Il traque les vrais travailleurs – c’est-à-dire ceux qu’il voit. Il valorise ceux qui sont derrière leur écran dès 9h, les carnets de notes ouverts en réunion, les regards concentrés sur les écrans. Et nous ? On subit. Une reconversion express : de fainéant en télétravail à grand défenseur du présentéisme.

*Les prénoms ont été changés

Romane Ganneval

Journaliste

Journaliste passionnée, j’ai à cœur de décrypter le labyrinthe parfois déroutant du monde du travail. Sans GPS, mais avec une bonne dose […]

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