“J’ai organisé mon avortement en fonction de mes obligations professionnelles” : à quand un congé IVG au travail ?
Un demi-siècle après sa légalisation, l’IVG reste perçue comme un acte subversif, soumis à un délai de carence dans les arrêts maladie. Bien que la législation ait récemment évolué en introduisant un congé spécifique pour les fausses couches et les avortements pour raisons médicales, qu’en est-il des autres situations ? Dans un contexte où une femme sur trois en France avorte au cours de sa vie, peut-on encore se permettre d’oublier celles qui choisissent de ne pas poursuivre leur grossesse ?
Comme une femme sur trois en France, j’ai avorté. Et que dire, sinon que ça a été une des décisions les plus difficiles de ma vie. J’ai toujours voulu un enfant. C’était là, quelque part en moi, comme un rêve silencieux. L’âge aussi, il était là, ce point de bascule où les autres autour de vous franchissent le pas, où le regard de l’entourage se fait insistant, comme une injonction muette. Mais ce n’était pas le moment. Je ne l’ai pas fait pour échapper à mes responsabilités, encore moins par confort. Ce fut une décision honnête, dans un moment où raison et instinct se sont affrontés sans compromis.
À ce moment-là, je venais de tout chambouler dans ma vie professionnelle. J’avais quitté un poste que je maîtrisais par cœur pour me jeter dans l’inconnu, devenir manager, porter une équipe dans une structure tout à fait différente de ce que je connaissais. Chaque jour, il y avait des choses à apprendre, des process à inventer, des visages à apaiser. Je passais mes journées en réunion, et le soir, quand le bureau se vidait, je partais finir chez moi ce que le tourbillon des heures avait laissé en suspens. Même le weekend, il était fréquent que je travaille. On m’avait confié un rôle, et je voulais prouver qu’ils avaient eu raison. Quitte à m’oublier ? Peut-être bien. La vie est brève, les occasions de faire ses preuves sont rares.
Et puis, la nouvelle est tombée. Ça faisait des semaines que quelque chose clochait. Une fatigue écrasante et des vertiges qui n’avaient rien à voir avec le travail. Bien entendu, je mettais tout sur le compte du stress, des heures qui s’empilaient. Ce soir-là, après une longue journée de travail, le résultat du test m’a coupé les jambes. Une bouffée d’angoisse m’a saisie, comme une vague glacée. Je savais qu’il me fallait prendre du temps pour réfléchir, mais il y avait aussi cette urgence de voir un médecin sans éveiller les soupçons. Avec mon emploi du temps saturé, c’était un vrai casse-tête.
J’ai organisé mon avortement en fonction de mes obligations professionnelles
Le lendemain matin, assise à mon bureau, je me suis effondrée intérieurement. J’affichais un visage impassible, mais à l’intérieur, je calculais frénétiquement la date, chaque minute qui s'égrainait, comme une course contre-la-montre. L’idée d’une intervention chirurgicale me terrifiait, et je savais que pour l’éviter, il fallait agir vite. Je répondais à des mails, tout en sentant le sol se dérober sous mes pieds.
J’ai beau avoir retourné la situation dans tous les sens, une certitude s’imposait à moi : même si ça m’était insupportable, il fallait que j’en parle à mon manager. Comment expliquer cet arrêt quand la veille tout semblait aller si bien ? Peut-être qu’il ne comprendrait pas. Peut-être que parler de quelque chose d’aussi intime ne se faisait pas. J’ai quand même pris mon courage à deux mains et je lui ai demandé qu’on se parle. Tout de suite, il m’a dit de partir pour faire ce qui me semblait bon et de m’organiser comme je le pouvais. Il me couvrait et moi, j’avais trouvé un soutien !
En revanche, je devais travailler les deux weekends suivants et certains de mes rendez-vous de la semaine étaient impossibles à décaler. J’ai donc été contrainte d’organiser mon avortement en fonction de mes obligations professionnelles. J’aurais voulu que tout cela ne soit pas une question de timing, mais la vie, parfois, impose ses règles de façon implacable. J’ai tout minutieusement calculé. La veille, je serai en télétravail, le jour J en arrêt, et le lendemain en télétravail. De cette manière, je pouvais assurer le reste de la semaine en présentiel, masquant sous une façade de normalité ce qui m’était arrivé.
Exclusion du congé pour un avortement volontaire
Mais à peine avais-je franchi la porte de l’entreprise le jeudi suivant que j’ai fait un malaise vagal, me laissant désorientée et vulnérable. C’était comme si mon corps dénonçait la tension accumulée, l’épuisement d’un équilibre précaire. Je devais me reposer. À terre, mais pas prête à céder, je suis rentrée chez moi et j’ai poursuivi mon travail, blottie sur mon canapé.
Le lendemain, je suis retournée au bureau, armée de mon masque d’illusion. Cette fois-ci, le plan a fonctionné. Et si l’histoire a été vite enterrée, la tempête ne faisait que commencer. Je n’ai pas demandé un arrêt plus long parce que je savais que ma position était précaire, mais aussi, parce que les médecins ne sont pas toujours enclins à en donner. Comme beaucoup de femmes, j’ai pensé que c’était ma faute et qu’après tout, ce n’était pas grand-chose.
Dans les semaines qui ont suivi, je me suis interrogée. En 2023, 37% des femmes sont cadres et un peu moins de 20% télétravaillent régulièrement. Aussi, toutes les femmes n’ont pas la chance d’avoir des managers aussi compréhensifs que le mien et de pouvoir s’organiser comme j’ai pu le faire.
Résultat, si choisir d’interrompre une grossesse non désirée est une décision profondément intime, elle reste encore inextricablement régie par la politique : les arrêts sont soumis à la carence, comme pour n’importe quelle autre absence, une réglementation qui peut précariser les femmes au moment où elles en ont le moins besoin.
Depuis début 2024, la loi a toutefois légèrement évolué : il est désormais possible de bénéficier d’un arrêt maladie sans délai de carence pour les fausses couches et les interruptions de grossesse pratiquées pour raisons médicales. Pour les autres ? Rien.
L’IVG volontaire reste une exception, un acte subversif, portant en lui tous les sous-entendus : sexualité débridée, gestion anarchique de sa fertilité… Les femmes doivent encore se débrouiller, bricoler leur santé entre les mailles du système, comme si leur parcours ne méritait pas de véritable reconnaissance.
Je suis persuadée que si un tiers des hommes étaient contraints de traverser la même épreuve que les femmes, nous n'en serions pas encore là. Peut-être que le regard posé sur l’IVG serait différent, que cet acte médical ne serait plus perçu comme une affaire à peine tolérée, quelque chose qu’on feint d’accepter tout en le jugeant en silence. Peut-être qu’on comprendrait enfin que ce choix mérite mieux. En tout cas, plus qu’une indifférence feutrée.
Ces entreprises qui s’engagent en faveur du congé IVG
Heureusement, certaines entreprises se sont déjà engagées sur cette question, prenant le devant des décisions politiques. Le Groupe LDLC, Carrefour, Redman ou Gleamer, ont mis en place un congé IVG qui permet de supprimer les jours de carence.
Dans une interview, Camille Declerck, responsable des ressources humaines chez Redman, résume parfaitement cette approche : “Il n’y a aucune raison que des moments comme l’IVG ou la fausse couche, qui sont si éprouvants, ne soient pas pris en compte dans la gestion des ressources humaines. Agir ainsi envoie un message fort aux personnes qui travaillent chez nous ou à celles qui envisagent de nous rejoindre : ici, c’est une zone safe, où vous serez accompagnée, comprise et respectée”. En évoquant l’IVG et la fausse couche dans une même phrase, cette dernière supprime la frontière qui oppose les femmes qui perdent un enfant, et les "irresponsables" qui ont fait le choix de ne pas le garder.
En 2023, une tribune publiée dans Le Journal du dimanche a été signée par 32 personnalités, pour réclamer la création d’un congé IVG et préserver la dignité des femmes. Ces femmes expliquent qu’un tel dispositif permettrait à celles qui le sollicitent auprès de leur employeur ou qui s’abstiennent pour des raisons qui leur appartiennent, de légitimer et d’affirmer ce droit fondamental qui s’exerce aujourd’hui clandestinement vis-à-vis de la sphère professionnelle.
Pour y avoir été confrontée, j’estime qu’il faudrait également instaurer des référents en entreprise, des personnes à qui les femmes peuvent s’adresser sans craindre d’être mal reçues. Des interlocuteurs capables de faire preuve de discrétion et d’empathie pour alléger le fardeau de cette période déjà si difficile. Il est fréquent que les femmes éprouvent des difficultés à se confier à des hommes et avec seulement 30 % des postes managériaux occupés en France par des femmes, l’équation se complique.
Pour toutes ces raisons, il est grand temps d’agir, de transformer ces silences pesants en dialogues réels et bienveillants, et de mettre en place des mesures concrètes qui témoignent d’une écoute sincère. Et peut-être qu’un jour, la honte qui colle à la peau des femmes face à des choix si intimes et difficiles finira par changer de camp. Ce serait un tournant décisif, où la compassion remplacerait le jugement, et où la solidarité s’imposerait enfin comme une évidence.