Et si on rendait enfin visible la santé des femmes au travail ?
Les problématiques de santé féminine ont un impact sur le bien-être et la productivité des salariées, un sujet absent du radar des entreprises qui auraient tout intérêt à s’en saisir…
“La santé des femmes, c’est la santé”, résume avec fermeté l’entrepreneuse Fatoumata Ly. Et ne rien faire, ça n’aidera pas les femmes à la conserver, n’en déplaise à Henri Salvador. Au moment où j'interviewe Fatoumata Ly et Olga Kokshagina, fondatrices de Ninti – une start up de technologies médicales qui accompagne les entreprises – elles viennent de publier un livre blanc dédié au sujet.
Le but ? “Reprendre l'état de l'art, identifier les pratiques déjà mises en place par les entreprises et faire parler les femmes sur leur nécessité d'être accompagnées au travail” m’explique Olga. Une initiative bienvenue en France, étant donné le peu de cas que l’on fait de la santé des femmes au travail, si ce n’est le rapport sénatorial "Santé des femmes au travail : des maux invisibles" rendu par la délégation aux droits des femmes en 2023. Pour preuve : la bibliographie de ce livre blanc, composée de sources essentiellement anglo-saxonnes.
Mais que veut dire exactement Fatoutama Ly lorsqu’elle défend que “santé des femmes = santé”? Eh bien que souvent, la santé des femmes n’est vue que comme une sous-catégorie de la santé. Le problème ? En la mettant ainsi dans une petite boite à part, on l’exclut du paysage de la santé publique.
De quoi on parle quand on dit “santé des femmes” ?
Quand on dit “santé des femmes”, on pense notamment à toutes les questions liées à la santé sexuelle et reproductive – ménopause, cycles menstruels, fertilité, etc – et à la santé mentale.
Et chacune de ces problématiques vient avec son corollaire : quand on parle de santé menstruelle, on parle donc aussi de dysménorrhées (règles douloureuses), de ménorragies (saignements menstruels abondants) et de syndrome prémenstruel (SPM).
Quand on parle de fertilité, on parle de parcours PMA et de tout ce qui va avec : 90% des personnes suivant un traitement de fertilité ressentent de la dépression et 42% ont eu des pensées suicidaires, peut-on lire dans le rapport de Ninti.
Certaines pathologies sont aussi proprement féminines : l’endométriose, qui touche 10% des femmes, et le syndrome des ovaires polykystiques (SOPK) qui affecte 5 à 10% des femmes.
Sans oublier des moments qui ponctuent la vie des femmes, comme la grossesse, mais aussi les fausses couches – qui touche 15 à 20% de toutes les grossesses en France – ainsi que la ménopause : 1/3 de la vie d’une femme se déroule en péri ou post-ménopause, touchant 1,2 milliard de femmes dans le monde d’ici 2030.
Le terme de santé mentale englobe quant à lui toutes les problématiques de stress, d’anxiété et de dépression, et on relève 3 fois plus de signalements de souffrance psychique chez les femmes.
La santé des femmes a-t-elle sa place en entreprise ?
Je ne vais pas faire durer le suspense très longtemps : la réponse est oui. Pourquoi ? Parce que “50% de l'humanité subit encore de la discrimination au travail du fait de la spécificité de leur santé” argue Fatoumata Ly.
Toutes les variations hormonales, les pathologies et les moments de vie qui touchent les femmes en propre ont un impact physique et psychologique qui ne s’arrête pas aux portes du bureau, mais affectent leur productivité et leurs performances, et donc leurs évolutions et rémunérations, bref : leurs carrières. Ne pas prendre en compte la santé des femmes au travail, c’est un facteur d’inégalités et de discriminations.
- 72% des femmes atteintes du syndrome des ovaires polykystiques déclarent que cela affecte négativement la qualité de leur travail (source)
- 84% des femmes en parcours PMA estiment que celui-ci a des répercussions sur leur vie professionnelle (source)
- 25% des femmes atteintes d'endométriose ont renoncé à leur statut ou à leur métier pour s'adapter à leur maladie (source) et 14% des femmes licenciées disent l'avoir été à cause de leur maladie (source)
- 20% des femmes ménopausées se disent freinées dans leur ambition professionnelle à cause de la ménopause et 21% prennent des arrêts de travail de plusieurs jours consécutifs à cause des troubles liés (source)
- on relève 2 fois plus de discriminations au travail à l’encontre des femmes enceintes (source)
Se détourner de la santé des femmes, un coût financier
Non seulement ces problématiques impactent les femmes dans leur vie pro, mais elles ont aussi des répercussions économiques pour les entreprises. Par exemple, la perte de temps de travail liée à l'endométriose est estimée à 11 heures par femme et par semaine (source), une perte qui englobe l'absentéisme mais aussi le présentéisme en raison d’une efficacité réduite au travail.
Au global, le coût de l'endométriose et de ses conséquences s'établit à 20 000 dollars par femme et par an, 84% de ce coût étant dû à la perte de productivité au travail. Autre exemple : 1,8 million de femmes ménopausées ont quitté le marché du travail depuis 2020, avec des coûts de roulement avoisinant 33% du salaire d'un employé, soit environ 15 000 dollars par an (source).
Et à l’inverse, miser sur la santé de ses collaborateurs‧trices, c’est un retour sur investissement assuré : “Si on regarde le rapport du World Economic Forum, créer un monde de travail plus inclusif et plus égalitaire entre les hommes et les femmes, ça représente une opportunité de marché très consistante, amorce Olga Kokshagina. On a quand même une étude de l’OMS qui montre que chaque dollar investi dans la santé rapporte 4 $. Ce sont des bénéfices en termes de performativité, mais aussi de satisfaction au travail et de rétention” poursuit-elle.
Les lieux de travail engagés sur la santé des femmes enregistrent quant à eux une réduction de l’absentéisme de 41% et une augmentation de la productivité de 21% (source).
Je pense qu’à ce stade, vous êtes convaincu‧e : la santé des femmes a toute sa place en entreprise. Mais les entreprises, de leur côté, sont-elles au rendez-vous ?
"Le vilain petit canard” des politiques d’entreprise
“On voit bien qu’on manque de pratiques systématiques pour accompagner les femmes au travail, que ce soit en matière d'engagement, d'absentéisme, de productivité, d'accompagnement, etc” déplore Olga Kokshagina. Mais quels sont donc les freins à la prise en compte de la santé des femmes au travail ?
Le 1er frein, c’est celui des biais de genre, qui sont profondément ancrés non seulement dans l’imaginaire collectif, mais aussi dans l’organisation même du travail. Eh oui, le monde de l’entreprise a été conçu par les hommes et pour les hommes : “La référence implicite suivie en santé au travail, mais aussi dans les connaissances scientifiques produites par l'épidémiologie, a longtemps été celle d'un travailleur masculin, dont le genre était réputé neutre” peut-on lire dans le rapport sénatorial.
Le corps de l’homme a longtemps été considéré comme le standard de la médecine, éclipsant au travail, dans la conception des postes et des équipements de travail, les spécificités de la physiologie féminine.
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Le deuxième frein, en termes de mentalités, c’est celui des préjugés et des tabous qui auréolent la santé des femmes : “les règles, c’est sale” ; “la ménopause, c’est être périmée” ; “être infertile, c’est honteux”. Autant de présupposés, intériorisés autant par les hommes que par les femmes, qui enferment ces sujets du côté de la sphère intime, et surtout du non-dit.
Côté managers et ressources humaines, l’autre obstacle, c’est la peur. “Quand on n’a jamais mis en place d'actions sur la santé des femmes dans son entreprise, une des premières craintes qu'on a, c'est : est-ce que c'est notre rôle ? Comment ça va être perçu en interne ? En fait, il y a énormément de peurs du fait de l'inconnu” observe Fatoumata Ly.
Différencier, ce n’est pas discriminer
Mais la peur n’est pas la seule explication à cette inertie : pour les RH, prioriser la santé des femmes pourrait être perçu comme une discrimination à l’égard de la moitié des salarié‧es, aka les hommes. “On avait identifié ce sujet de la santé des femmes et ils ont décidé de ne pas poursuivre parce qu'en termes d'égalité, d’inclusivité, ce n'était pas un sujet qui était adressé à 100% des collaborateurs, mais seulement aux femmes” se souvient Olga à propos d’une entreprise que Ninti accompagnait.
Une réalité qui agace sa collaboratrice Fatoumata : “Ça, ce sont des excuses. Ce qu’il faut plutôt dire, c'est que la santé des femmes, c'est la santé. Pourquoi on met en place des politiques de handicap, des politiques de diversité-inclusion, des politiques de soutien de santé mentale, et pourquoi la santé des femmes, ça devrait être le vilain petit canard ? Alors qu'elles représentent 50% de la population. On a des spécificités qui font qu’on parle de santé des femmes, mais en fait on parle avant tout de santé, et du coup, de santé publique”.
Comment agir pour la santé des femmes en entreprise
D’après ce qu’ont pu observer les fondatrices de Ninti sur le terrain, la volonté de mieux faire est là, même si les moyens mobilisés semblent souvent insuffisants ou inadaptés : “La majorité des managers que nous avons interviewés ont exprimé leur volonté de soutenir les employés sur le lieu de travail. Cependant, seulement un tiers d’entre eux ont estimé avoir reçu une formation appropriée, une assistance des ressources humaines ou disposé de politiques pouvant les guider efficacement. Les employés ont exprimé des préoccupations similaires, soulignant un manque de compréhension parmi les managers et le personnel des ressources humaines sur la manière de mieux les soutenir. Cela indique un écart entre l’intention de soutenir et la capacité pratique à mettre en œuvre ce soutien de manière efficace” peut-on lire dans leur livre blanc.
C’est face à ce hiatus qu’une start up innovante comme Ninti peut accompagner les entreprises en intervenant à deux niveaux : d’abord à travers “un levier de sensibilisation pour faire en sorte que les managers, les dirigeants, aient une prise de conscience et comprennent que ce sujet, c'est un sujet de prévention et c'est un sujet de société. Que c'est un sujet qui a des conséquences sur les carrières des femmes, et donc que c'est aussi un sujet économique” amorce Fatoumata. Une sensibilisation qui prend la forme de conférences, de guides pratiques et d’actions en ligne via des webinaires.
“Et puis il y a le volet accompagnement et soutien, poursuit-elle. On a imaginé une solution en ligne avec une messagerie où les femmes peuvent parler à notre coordinatrice de soins qui va les guider sur leur parcours de santé et les accompagner”.
Le but ultime ? L’autonomisation, notamment à travers un programme d’ambasseurs‧drices : “l’idée, c’est d’identifier des pionniers qui vont être formés sur ces sujets-là, qui vont être des personnes de confiance au sein de l'entreprise. C'est vraiment de les mettre en capacité de pouvoir créer cette sensibilisation de façon indépendante” explique Fatoumata.
La culture d’entreprise, seul véritable catalyseur
Mais pour que la santé des femmes soit mise sur la table des entreprises, ce qu’il faut avant tout révolutionner, c’est la culture d’entreprise. “On a souvent des témoignages de femmes qui sont en détresse et qui ont des relations très compliquées avec leur manager, malgré le fait qu'elles sont dans des entreprises qui prônent énormément de bienveillance, qui mettent en place des outils de soutien. Et c'est là qu'on réalise qu'en fait, les outils, les applis, tout ce qu'on met en place, c’est bien, mais que ça ne suffit pas si on n'a pas tout le changement culturel qui va avec. Toute la question, c'est comment on arrive, en tant que culture d'entreprise, à se dire : mes salarié‧es vont vivre des moments de vie difficiles, mais ponctuels, et quelle que soit leur posture, qu’ils soient RH, dirigeant‧e, manager, collaborateur‧trice, ou même free-lance / partenaire, ces personnes sauront vers qui se tourner, comment, avec quels outils” conclut Fatoumata.
La route est encore longue pour que ce sujet infuse le monde du travail, mais pour briser le triangle de l’inaction, les entreprises doivent, au même titre que les pouvoirs publics et la société civile, prendre leurs responsabilités et agir pour le changement.