société

Workaholisme : la faute aux séries si on trouve ça stylé de trop bosser ?

De nombreuses séries télévisées mettent en scène des héros sur leur lieu de travail. Un endroit qu’ils ne quittent jamais, désireux de tout donner à leur carrière, quitte à paraître… complètement “workaholiques”. Mais pourquoi ces séries ont-elles autant de succès ? Surtout, au-delà de divertir, ne démocratiseraient-elles pas une vision très normée (voire politique) du travail et de la société ? Analyse.


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"Mais quand est-ce qu’ils dorment ?" On a tous déjà regardé des séries dans lesquelles les héros passent leur vie… à travailler. Des héros obnubilés par leur carrière professionnelle, qui travaillent bien plus que 35h hebdomadaires et qui n’ont généralement pas de vie personnelle (ou alors, elle est catastrophique). Ça vous dit quelque chose ? Pensez aux séries comme Suits, Grey’s Anatomy, The Good Wife, Scandal, The Morning Show, Succession ou encore Dix pour-cent. Tout autant de fictions valorisant l’hyper-compétence et mettant en scène des personnes souvent (trop) impliqués dans leur travail, voire complètement "workaholiques", c’est-à-dire accros à leur job. 

Il faut le dire, nous sommes nombreux à adorer ces séries-là. "On plonge en plein cœur d’une entreprise, on ressent l’adrénaline des personnages qui donnent tout pour leur travail", assure Louise, une fidèle téléspectatrice de Succession. Mais pourquoi, alors que l’on nous répète sans cesse qu’il est important de séparer notre vie professionnelle et notre vie personnelle, aimons-nous tellement ce genre de séries ?

Une vraie glamourisation du monde professionnel   

D’abord, elles nous attirent car elles représentent des milieux professionnels inconnus donc attirants, dans lesquels les héros y passent le plus clair de leur temps. "Elles nous emmènent sur des lieux auxquels on a peu accès : la Cour de justice, le bloc opératoire, la Maison Blanche, et l’on prend plaisir à les découvrir", affirme Barbara Dupont, chercheuse à l'UCL Louvain/IHECS et spécialiste des séries télévisées. "On ne regarde pas une série pour voir la réalité de notre métier, par exemple, les médecins ne regardent pas Grey’s Anatomy", renchérit Benoît Lagane, critique de séries et journaliste culturel à Télématin, sur France 2, et à France Inter.

Ensuite, "Une grande partie de ces séries sont des drames. Il y donc une glamourisation constante des personnages et des relations", explique Mélanie Bourdaa, chercheuse à l’université Bordeaux Montaigne spécialisée en séries télévisées. Contrairement à la réalité, le lieu de travail est le cœur du récit, des intrigues, des conflits et des histoires d’amour. L’absence de barrière entre le personnel et le professionnel participe à cette glamourisation et rend le workaholisme des héros acceptable et positif. "On accepte qu’ils donnent tout à leur métier, pour des raisons personnelles ou parce que la fiction n’en a pas besoin", indique Benoît Lagane.

Cette glamourisation positive a un double impact, selon le spécialiste. D’abord, cela peut créer des vocations. "Une étude de Sabine Chalvan-Demarsey montre que la série Urgences a développé des vocations médicales parmi ses publics. Idem pour le personnage de Dana Scully qui a montré aux jeunes publics féminins que des femmes pouvaient être scientifiques", dévoile Mélanie Bourdaa. Ensuite, cela peut "nous aider à poser des limites dans notre propre travail", poursuit Benoît Lagane. Maria, fan de Suits le reconnaît :"Quand je vois les héros passer 15 heures par jour au boulot, toujours prêt à tout donner pour leur job, je trouve ça stylé, c’est sûr, mais je sais aussi que ce n’est pas la réalité… Heureusement d’ailleurs". 

Héroïser le travail pour le rendre attirant : un message politique ? 

Il existe dans ces séries une véritable héroïsation du travail. "Il y a toujours la même tendance du héros avec une vocation, il bosse comme un con, il donne tout pour son boulot au risque de se retrouver dans des situations compliquées", éclate Benoît Lagane. C’est notamment le cas dans les séries médicales, comme Grey’s Anatomy ou Hippocrate. "Au-delà de vouloir bien travailler, les personnages sont consciencieux, parce qu’ils sont engagés. C’est l’école des héros", conclut-il.

Derrière cette tendance, il y a une véritable apologie de la culture de l’effort. Le workism est l’un des symboles du capitalisme et du libéralisme. C’est un système de croyance qui place le travail au centre de notre vie. C’est lui qui nous définit en tant que personne et nous donne de la valeur, bien au-delà d’une simple fonction financière. On retrouve ce concept dans un grand nombre de séries centrées sur le monde du travail de ces dernières années, comme Super Pumped, WeCrashed, The Dropout, Billions ou Industry

"Ces séries font écho à des choses qu'on entend dans la vie quotidienne : la course à la rentabilité, à la production et à la consommation. Elles reflètent la vision que l’on nous a toujours donnée du travail : c’est la seule façon de gagner de l’argent et, donc, la seule forme d’émancipation possible" analyse Barbara Dupont. Mais cela n’est pas sans risque, selon la spécialiste. "Le danger, c’est de ne pas voir le message politique et militant de ces séries : l’encensement de la compétition et de l’intensité dans le travail, la glamourisation du burn-out, la quête continue du gain et de l’argent, c’est purement capitaliste", détaille-t-elle. 

Des héros… uniquement bourgeois et CSP+ 

Généralement dans ces séries, ce sont les mêmes genres de professions qui sont mis en avant. Des tours, des bureaux, des open spaces et des cabinets. "Il n’y a que des lieux de travail bourgeois. Les classes populaires sont très peu représentées", observe Barbara Dupont. "Mais ça colle à la réalité : on ne voit jamais les agriculteurs, à part au salon de l’agriculture", confirme Benoît Lagane. “Dans tous ces programmes, les héros sont des avocats, des financiers, des médecins, des politiques ou des policiers… On est loin de la majorité des Français", relève Maria. 

Mais tout cela pourrait être en passe d’évoluer. "On commence à sortir du monde des bureaux", s’enthousiasme Barbara Dupont, qui cite des séries telles que Superstore, dont l’action se déroule dans un supermarché, ou The Bear, qui relate les aventures d’un restaurateur dans une sandwicherie. Plus généralement, certains shows véhiculent désormais une autre vision que celle du capitalisme. C’est le cas de Station Eleven ou de Severance, par exemple. D’autres séries prennent même le contre-pied du drame en proposant une vision humoristique et dédramatisante du travail. "Ces sitcoms, tels que Workin’ moms, dénoncent et critiquent le workaholisme par le rire. On ne voyait pas ça il y a dix ans", conclut Barbara Dupont. Maintenant, il ne reste plus qu’à appliquer ça dans la vraie vie (et arrêter, enfin, de se mettre trop de pression au boulot).

Joséphine de Rubercy

Journaliste

J’adore les gens et comprendre ce qu’il y a dans leur tête. J’aurais pu être psy mais je suis beaucoup trop hyperactive. […]

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