Deafi, l’entreprise où 70% des salariés sont sourds

C’est un paradoxe : dans une entreprise où la majeure partie des salariés sont sourds et privés de l’oralité, “il y a quelque chose en moins et pourtant une communication en plus”, lance Matthieu de Châlus, dirigeant de Deafi, le premier service client adapté aux personnes sourdes. “J’ai rarement observé une attention à l’autre aussi authentique”, poursuit-il. Pas de téléphone portable ou d’ordinateur dégainés en réunion, chacun se regarde avec intensité pour mieux saisir son intention.
Après un parcours en entonnoir (Matthieu est passé d’Europ Assistance – grande structure par excellence – à April, avant de prendre la tête de l’association Habitat et Humanisme à Lyon), il a récemment décidé de racheter Deafi. “À chaque fois, ces expériences m’ont rapproché de l’entrepreneuriat jusqu’à ce que je saute le pas”, poursuit le dirigeant.
Une communication paradoxalement enrichie
Un choix qui ne doit rien au hasard puisqu’il fait écho à sa vie personnelle : les trois filles de Matthieu sont nées sourdes. En revanche, à la différence des employés de Deafi, elles sont appareillées et peuvent donc entendre. Le père de famille n’a donc pas appris à signer jusqu’ici. “Je suis actuellement en plein apprentissage pour pouvoir échanger avec mes collaborateurs sans interprète. Je pensais que la communication serait appauvrie, mais en réalité, c’est tout le contraire”, poursuit-il.
Non loin de lui, Félicia est l’une des 12 interprètes répartis sur les 3 sites de Deafi. Un métier qu’elle a choisi après avoir vu sa mère “galérer” pour mener à bien sa vie professionnelle en raison de sa surdité. “Ce qui est amusant ici, c’est que les entendants doivent s’adapter aux sourds qui sont en majorité. Mais il y a bien sûr un effort consenti de chaque côté”, explique-t-elle.
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“Parfois, quand il y a une présentation un peu complexe, il faut que je puisse la préparer quelques jours plus tôt pour avoir toute la profondeur nécessaire dans ma traduction et transmettre la bonne intentionnalité”, affirme-t-elle. C’est toute la finesse de ce métier puisqu’il ne s’agit pas de traduire littéralement, comme c’est d’ailleurs le cas pour la traduction en général puisque chaque langue possède ses subtilités.
Une langue des signes foncièrement différente
La langue des signes est la langue maternelle des sourds. De ce fait, “certains peuvent avoir des difficultés à bien saisir ce qui est dit en français à l’écrit. Pour eux, c’est comme une LV2. Il faut comprendre que la syntaxe de la langue est complètement différente”, ajoute William, DG de Deafi qui compte 70 salariés répartis sur les trois sites de Montreuil, Lille et Lyon.
Deafi permet justement d’apporter des précisions aux clients sourds de grandes entreprises comme SFR ou Engie qui lui délèguent leur service client. Il peut s’agir de questions relatives à l’avant-vente ou une fois que le client sourd a souscrit. Avec Deafi, le prospect ou client a directement accès à un support en visioconférence et peut ainsi s’exprimer en langue des signes.
“Ce qui est amusant, c’est que certaines personnes qui ne sont pas malentendantes passent par notre canal de chat (pas chatbot) car elles savent que nous sommes plus réactifs et plus performants que les services de relation client classiques”, pointe Matthieu de Châlus.
D’ailleurs, les collaborateurs de Deafi traitent aussi des sujets qui ne concernent pas que les malentendants. “Ce sont des tâches de “flux froid”, à l’écrit uniquement, qu’ils peuvent réaliser en toute autonomie, comme la gestion des coupons de réduction d’une marque”, explique-t-il.
Des collaborateurs promus pour leurs compétences
Pour les collaborateurs de Deafi, l’entreprise leur offre une opportunité unique de se sentir parfaitement intégrés. “Je peux être pleinement moi-même”, nous confie Thierry, Team lead. Il nous raconte notamment une précédente expérience dans le monde des entendants en tant que maçon : “C’était très difficile, j’étais extrêmement isolé, notamment lors de la pause déjeuner. J’étais au bord du burn-out”. William nous explique que la plupart du temps, les personnes sourdes qui évoluent en milieu ordinaire passent leur pause déjeuner en visio avec un autre sourd dans la même situation afin de rompre cet isolement.
Au sein de Deafi, les collaborateurs peuvent compter sur une équipe soudée mais aussi trouver un sens profond à leur travail. “Pouvoir aider une personne sourde qui est dans la même situation qu’eux a une grande valeur. De plus, ils savent qu’ici, ils évoluent avant tout pour leurs compétences et leur savoir-être. Il n’y a aucun soupçon de prime au handicap ou au contraire de discrimination”, poursuit William. Les sept managers d’équipe de Deafi ont ainsi commencé en tant que conseillers clientèle.
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“Se mettre en résonance avec le monde qui nous entoure”
Seulement 8% des sourds ont un diplôme supérieur au bac+2, souvent à cause du manque d’interprètes, et plus de 35% d’entre eux sont en inactivité. “C’est tellement dommage car il y a tant de talents gâchés dans la communauté des sourds”, pointe Félicia. Pour Matthieu, reprendre une entreprise telle que Deafi lui a permis de voir le handicap de ses filles sous un autre angle : “Il est devenu moins saillant. Surtout, je côtoie des personnes heureuses au travail qui peuvent exprimer leur plein potentiel. Je constate notamment que mes managers sont tellement fiers et exigeants qu’il faut aussi les accompagner pour bien les repositionner dans leur rôle de manager afin que cette exigence ne prenne pas toute la place”.
Quant aux entreprises clientes de Deafi, elles affichent un fort taux de satisfaction. “Elles nous confient que les meetings qu’elles mènent avec nos managers, qui sont donc sourds et accompagnés d’un interprète, sont une bouffée d’oxygène pour eux”, rapporte Matthieu. Une diversité source de richesse qui ramène l’entreprise à ce qu’elle est fondamentalement : une organisation humaine. Et de conclure : “*Nous sommes tous touchés de près ou de loin par le handicap. Accueillir cette diversité en entreprise, c’est tout simplement se mettre en résonance avec la réalité du monde qui nous entoure*”. Cette mise en cohérence est source d’une grande joie que Matthieu souhaite à chaque entreprise de vivre.




