société

Grey’s Anatomy, Dr. House, Hippocrate… Pourquoi adore-t-on les séries sur le milieu médical ?

Face à la prolifération des séries médicales, une seule explication : l’engouement du public. Mais comment expliquer cette fascination pour un univers fait d’hémoglobine, de radios, de diagnostics, sur lequel pèse l’ombre de la mort et de la maladie ?


10 min
6 décembre 2023par Léa François

La première fois que j’ai regardé Grey’s Anatomy, je me suis dit que j’avais raté ma vie. J’étais lancée dans des études littéraires, et déjà trop vieille pour bifurquer de parcours. Et puis on va pas se mentir : 1- j’ai toujours détesté les maths, 2- je suis phobique des prises de sang. Et si on regarde le véritable état du milieu médical, il fait à peu près autant rêver que la perspective d’une coloscopie.

Pourtant, j’étais prête à tout accepter : les 25 années d’étude, les gardes de 350h, les plats infectes avalés en 30 secondes à la cafèt’, les humiliations quotidiennes des titulaires, et même les parties de jambe en l’air avec Dr Beaugosse en salle de garde. Mais ce que je ne savais pas, c’est que j’étais loin d’être la seule.

Et que ce type de séries suscite vraiment des vocations : j’en veux pour preuve une étude de l’Université de Rennes de 2021 qui rapporte que pour 32% de leurs étudiants en médecine, les séries médicales ont joué un rôle dans leur choix d’étude. Comment expliquer que ce genre, anxiogène par excellence, fédère autant et fasse fantasmer de si nombreux‧ses téléspectateurs‧rices ?

Médecin, le beau rôle

Qui n’a pas d’admiration pour la figure du médecin ? Et pour ça, pas besoin d’être fan de série médicale : on peut s’accorder à dire que sauver des gens, ça suffit pour rentrer dans le bingo des plus beaux métiers du monde. Et ça, les scénaristes l’ont bien compris. Car la série médicale est avant tout la série du “moi je”, du médecin nombril, et c’est précisément ce personnage fantasmatique qui captive en premier lieu l’oeil du public.

Il y a un côté ‘Dieu’ puisqu’ils sauvent des vies”, abonde Charlotte Blum, journaliste et chroniqueuse série au Cercle séries sur Canal +. “On ne peut pas montrer autre chose qu’une forme d’héroïsme, c’est forcément le coeur du récit” poursuit-elle. Le chirurgien aux commandes dans sa salle d’opération a bien entre ses mains la vie des gens, un droit acquis à force de travail, de sacrifices, mais aussi parfois grâce à des talents innés, injustes, qui ne s’acquièrent pas dans les livres : on pourrait presque parler de “pouvoirs”. D’ailleurs, c’est précisément auprès du bien nommé “dieu de la cardio” que Cristina Yang veut se former dans Grey’s Anatomy.

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Et pour être un vrai dieu, pas d’autre choix que d’être canon : non, vous ne croiserez pas de médecin moche ou de chirurgienne banale dans les séries médicales, que des 10. Ce qui les rend de fait assez peu réalistes (sans offense au corps médical, ils ont déjà un cerveau plutôt bien foutu, n’exigeons pas en plus qu’ils soient tous‧tes mannequins). Une glamourisation du personnage qui, par extension, “romantise beaucoup le travail des médecins urgentistes pour Sara, fan de séries médicales, qui déplore au passage : “ce n’est pas Docteur Glamour qui t’accueille quand tu vas à l’hôpital”.

Mais pour capter durablement l’attention du public, ce protagoniste ne peut pas rester dans sa tour d’ivoire : il faut qu’il soit avant tout humain. C’est tout le défi dans l’écriture de ces personnages : camper le médecin-sauveur dans toute sa fragilité. Il faut qu’il soit aux prises avec les mêmes émotions que le commun des mortels. Égratignez donc un peu cette belle gueule à coup d’erreurs médicales, de coucheries, de secrets, de cœurs brisés, et vous tenez votre personnage. “Il y a une banalisation de la figure du héros. L’expression ‘tous les héros ne portent pas de cape’ marche très bien pour les séries médicales. Ça laisse un peu penser qu’on peut tous être des héros, comme dans Hippocrate. Le fait que l’écriture se passe dans les coulisses de leur vie fait qu’on ne les regarde plus comme une figure autoritaire” analyse la journaliste. Une manière de fabriquer le protagoniste qui est aussi révélatrice de l’évolution du genre : plus on avance, et plus on va vers l’intime.

Un laboratoire existentiel

Si le personnage du médecin, très caractérisé dans les séries médicales, contribue à notre addiction, il n’en est qu’un ingrédient. Le véritable socle de ces fictions, c’est son sujet : “ S’il y a bien quelque chose devant lequel on est tous égaux, peu importe nos revenus, notre milieu social, notre genre, c’est la santé. On ne peut pas détourner le regard de l’universalité de ce sujet” commente la chroniqueuse.

Et derrière la santé, deux enjeux existentiels cruciaux : “La maladie et la menace de la mort, c’est un noyau scénaristique extraordinaire : ça marche tout seul, les cliffhangers, les retournements de situation, etc”. Deux peurs viscérales qui nous sont tous‧tes familières, deux motifs qui sont du pain béni pour des scénaristes sommés de fournir des enjeux émotionnels et dramatiques forts. Et pour exacerber ces enjeux, la série médicale mise sur des ressorts qui lui sont propres, nous explique Charlotte Blum : d’abord, elle capitalise sur deux émotions fortes prisées du grand public, la peur et la tristesse ; puis sur une forte caractérisation de tous les personnages et un rythme survolté voué à nous doper.

Dernière pierre à l’édifice : le mélange des genres – devenu la norme depuis les années 2000 – qui vient servir ces ressorts émotionnels. “Une série médicale n’est pas qu’une série médicale, abonde Charlotte Blum. C’est une comédie romantique dans Grey’s Anatomy, c’est un polar dans Dr House qui est inspiré de Sherlock Holmes et où toutes les recherches sur les maladies sont des enquêtes policières. On se permet d’y mettre de l’humour avec Scrubs ou Getting On. C’est ça qui fait le sel des séries médicales, c’est qu’on rajoute un genre dans le genre” analyse la chroniqueuse. On rit, on pleure, on est transi‧e d’amour par procuration, on flippe devant des maladies dont on n’a jamais entendu parler, on se remue les méninges pour trouver LA solution au cas insoluble : bref, on vibre fort en matant des séries médicales.

Une radiographie de la société

Bon, je vous vois venir les sériephiles qui regardent d’un peu haut le genre médical : oui on aime rire, pleurer et se faire peur, oui on adore cette bonne dose de soap opéra avec des dizaines de rebondissements par épisode, oui on craque pour ces personnages souvent too much. MAIS réduire notre engouement pour ce genre à ces critères ne serait pas lui rendre justice. Car la série médicale offre plus : elle nous met face à un miroir de notre société, et c’est aussi ça qui nous plait. Le lieu clos de l’hôpital se fait microcosme : “dès qu’on enferme des gens dans un milieu, on a une sorte de radiographie de la société avec une énorme loupe posée dessus. Dans les séries, un hôpital, c’est quasiment une micro-ville où tout le monde se croise. C’est une façon de montrer les rouages entre humains” analyse Charlotte Blum.

Dès lors, ces séries dressent en creux le portrait d’un système, d’une époque, d’un état : “J’adore les parti pris politiques de Shonda Rhimes, sa manière de critiquer la société américaine via un hôpital, amorce Sara. Il y a eu la crise Covid, où on voyait comment les native americans étaient mal lotis. On parle aussi du harcèlement sexuel que vivent les femmes au travail, de la condition des Noir‧e‧s aux USA. Au fil des saisons, les coupes de cheveux des femmes noires évoluent par exemple : au début elles avaient toutes des perruques de cheveux lisses, et là elles sont tressées ou elles portent leur afro. Dans la dernière saison, il y a un nouveau personnage dont on ne sait pas si c’est un homme ou une femme, qui est désigné par le pronom “them” (= iel), donc il y a aussi la question de la transidentité qui est abordée” conclue-t-elle, enthousiaste.

La série médicale propose donc un portrait de la société qu’elle dépeint, mais sur quel secteur spécifique pourrait-elle porter un regard incisif, sinon le système de santé ? Bien sûr, toutes les séries ne s’y frottent pas avec la même intensité, mais elles ne peuvent en faire l’économie. “Pour moi, les anglais sont les plus frontaux, depuis toujours l’Angleterre regarde en face son système, sa société, ses inégalités. Dans la série This is going to hurt, on parle clairement du manque de finances dans ce cadre hospitalier” observe la journaliste.

Si les séries américaines comme Grey’s Anatomy sont plus romancées, moins réalistes, elles n’éludent pas non plus le sujet : “On va montrer des malades qui n’ont pas de couverture sociale, on va montrer des villes qui ne sont pas New York et Los Angeles, on va se mettre à Seattle. C’est une cartographie : quand on parle de système médical, on parle forcément de la ville qui est autour, de la rapidité du traitement, des gens qui peuvent ou non se payer un traitement, de leur réaction face à un diagnostic… Tout ça raconte la ville avant le pays, d’autant plus pour l’Amérique “ analyse la chroniqueuse, concédant tout de même que l’ampleur du coût des frais médicaux y reste minoré. New Amsterdam, qui campe le quotidien d’un hôpital public, semble plus réaliste aux yeux de Sara” : “le directeur essaie de changer tout ce qui ne va pas, et ça, je trouve que ça résonne beaucoup avec nous ce qu’on vit en France”.

Qu’en est-il donc dans l’hexagone ?! Les séries médicales de qualité ne se bousculent pas au portillon, mais l’une d’elle semble tracer la voie : “Hippocrate, qui a été écrite par un médecin, est très proche de la réalité, ce qui donne une série radicale assez dure à regarder, amorce Charlotte Blum. Ça raconte un pays qui a peur, et qui a été, à un moment, un exemple. C’est très bien d’égratigner cette image, de montrer qu’on a toujours des gens qui sont extrêmement dévoués, mais qu’on est aussi dans un pays qui est en train de changer sa manière de voir la sécurité sociale. Si Hippocrate ne racontait pas la façon dont le gouvernement abandonne le milieu hospitalier, la série louperait son travail“ conclue-t-elle.

Reste à savoir si le public est prêt à affronter cette réalité : “Pendant des années, la première audience de TF1 c’était Dr House ou Grey’s Anatomy (…) On a des œillères, la fiction est là aussi pour nous faire oublier notre quotidien“ rappelle la journaliste. N’oublions pas que la série est un art du quotidien, et que le public français mérite aussi un miroir familier.

Léa François

Journaliste

Journaliste qui écrit avec ses tripes, pour porter la parole de celleux qui ne l’ont pas toujours. A postulé ici le lendemain […]

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