Comment les médecins appréhendent-ils la mort ?

Le 30 mars dernier, le Pr Thibaud Damy, cardiologue, entamait un Tour de France hospitalier avec un seul objectif en tête : sensibiliser ses comparses sur les conséquences individuelles et organisationnelles de leur rapport étroit avec la mort. “Les patients et leurs familles m’ont fait grandir. La mort, leur souffrance, m’ont fait réfléchir (...) Ce coming-out n’est pas une faiblesse. C’est une transformation. Aujourd’hui, je me sens plus soignant que jamais. Je peux accueillir la tristesse ou la peur sans m’effondrer, transmettre la joie ou l’espoir sans me trahir. Mes consultations sont peut-être plus longues, mais elles sont aussi plus vraies. J’ai compris qu’il n’y avait pas de soin sans alliance, pas d’alliance sans humanité, et pas d’humanité sans vulnérabilité partagée. Et tout cela, je ne crois pas qu’on ne me l’ait jamais enseigné”, témoigne-t-il.
En 2023, le cardiologue a même réalisé une étude sur le sujet auprès de médecins, jeunes et moins jeunes. Les types de décès dont les répercussions sont les plus importantes étaient, par ordre croissant : ceux d’individus jeunes, ceux survenant lors d’une intervention, et ceux arrivant brutalement, de manière inattendue. L’état psychologique des médecins interrogés s’est révélé préoccupant : 31,1% présentaient des symptômes de dépression requérant une prise en charge, 37,8% des symptômes d’anxiété importante, 44,8% des symptômes d’épuisement professionnel et 33,2% un état de stress post-traumatique en lien avec des décès de malades.
Un défaut criant de formation
Si les répercussions psychologiques sont bel et bien là, le thème est pourtant totalement évacué sur les bancs de l’université. “Les étudiants en médecine ne sont absolument pas préparés. Au mieux, ils disposent d’une ou deux heures de formation. Pourtant, la confrontation à la mort commence dès les premières années d’études, et cela peut avoir des conséquences désastreuses si le jeune médecin est livré à lui-même face à ce sujet”, se désole le Pr Jacques Mansourati, Chef du service rythmologie du CHU de Brest. Il nous explique d’ailleurs que face aux défaillances de certains jeunes internes lors de cas graves, il lui est arrivé de les rediriger vers d’autres spécialités moins exposées à la mort. “Nous devons toujours garder une forme de carapace et de sang froid”, observe-t-il.
De son côté, c’est à 18 ans qu’il vit sa première vraie rencontre avec la mort en nettoyant le corps d’une personne décédée dans un service de gériatrie aux côtés d’une aide-soignante expérimentée. “Elle m’a beaucoup appris et cela m’a ensuite servi dans mon rapport au reste du personnel soignant, sachant que les infirmièr.es et aide-soignant.es sont très exposé.e.s par les décès car plus proches des patients”, admet-il.
“Les émotions sont toujours là, mais on doit faire preuve de retenue”
Mais alors, le médecin doit-il nécessairement demeurer à distance des émotions de ses patients, et de son propre ressenti ? À cette question, aucun médecin ne vous apportera la même réponse. Pour le Pr Mansourati, “les émotions sont toujours là, mais on ne peut pas les montrer à la famille. Je dois garder une certaine retenue, je ne peux pas leur prendre la main et pleurer avec eux”.
Pour Sacha Mussot, Chirurgien thoracique au sein des hôpitaux Paris Saint-Joseph & Marie Lannelongue, l’empathie demeure centrale, même s’il est certain que tous les médecins n’en disposent pas de manière égale, et que l’empathie peut s’éroder au fil du temps. “Personnellement, je me dis que le jour où je n’aurai plus d’empathie, il faudra que j’arrête ce métier. Toutefois, un chirurgien dénué d’empathie peut justement exceller car il agit avec beaucoup de distance”, explique-t-il.
Pierre Guichard, oncologue à la retraite, nourrit quant à lui une vision encore plus drastique. Tout comme un militaire qui sait qu’il devra un jour partir au front, il estime que la mort est totalement inhérente et indissociable de son métier. Et s’il croit qu’un médecin doit être compréhensif et sympathique, il craint que l’empathie ne le mène vers des impasses.
“J’ai mis 4 ou 5 ans à cheminer personnellement sur ce sujet quand j’ai démarré. Mais aujourd'hui, mon rapport à la mort est simple, et les patients gravement malades le comprennent très bien. La mort est une pulsion de vie. Je me nourris des pulsions de vie des patients qui se battent, et je leur donne toute l’énergie dont je dispose”, analyse-t-il. Alors, pour recharger ses batteries, l’oncologue a toujours tenu à cloisonner sa vie professionnelle et personnelle en sacralisant ses vacances et en laissant ses dossiers sur le seuil de l’hôpital.
L’échec, plus âpre que la mort ?
Au final, l’oncologue estime que le rapport à la mort n’est pas le plus difficile à gérer, mais plutôt celui lié à l’échec. “Bien sûr, nous sommes tous lucides et savons bien que c’est inhérent à notre métier, mais cela m’a beaucoup marqué notamment en début de carrière, lorsque les patients plaçaient en moi une attente incommensurable face à laquelle je me sentais impuissant”, se souvient-il.
Une réflexion partagée par Jacques Mansourati, qui, bien que moins souvent confronté au décès de ses patients, voit parfois le destin de l’un d’entre eux basculer subitement sur la table d’opération durant une intervention programmée dont l’issue ne devait pas être fatale. “Dans ces cas-là, c’est très difficile d’annoncer le décès à la famille. Il faut choisir les bons mots, demeurer compréhensible. Nous devons ensuite nous réunir en équipe pour comprendre ce qui a dérapé afin que cela ne se reproduise plus. C’est la seule façon de ne pas se noyer dans le drame ou la culpabilité”. Il nous explique aussi que la mort est d’autant moins acceptée et acceptable dans certaines spécialités comme la cardiologie qui a considérablement évolué ces dernières années.
Pour Sacha Mussot, la formation à l’échec est effectivement centrale : “on ne m’a jamais appris que parfois, il n’y a pas de solutions, parfois même pas de diagnostic, et que les gens meurent. Quand on échoue, on se sent irrémédiablement coupable, c’est d’ailleurs pourquoi les chirurgiens qui ont un fort ego se protègent de cette façon”.
Quelle formation pour demain ?
Le chirurgien thoracique croit ainsi fermement aux vertus du compagnonnage, très pratiqué dans la formation des jeunes chirurgiens. “Je me souviens de mon chef de clinique devant annoncer à une jeune femme enceinte que son mari était décédé après être tombé du toit pour mettre des décorations de Noël. Je n’avais pas envie d’être à sa place et pourtant, c'était absurde, car c’était fatalement une situation que je rencontrerais par la suite”.
Avec le recul, il aurait aimé disposer d’une formation sur la manière d’annoncer les mauvaises nouvelles. “Nous sommes si mal formés qu’on dédie désormais l’annonce des maladies graves à des professionnels spécialement dédiés à cela”, ajoute Pierre Guichard. Toutefois, au sein même de l’hôpital, certains chefs de service ou cadres de santé prennent le parti de former les jeunes recrues, notamment lors d’exercices de simulation d’annonce. Ces dispositifs permettent au jeune médecin de se projeter et de bénéficier du retour de ses pairs.
Un cheminement personnel
Ceci étant dit, nos trois interviewés sont unanimes : les formations ne viendront jamais combler l’expérience. Le rapport à la mort, parce qu’il touche au tréfonds de notre humanité, ne peut qu’être intime, nourri du rapport de chacun à la vie, aux gens, à l’intelligence humaine. “C’est un cheminement qui ne peut qu’être personnel. Pour moi, cela est beaucoup passé par la philosophie, et la confrontation à la vie tout simplement”, note Pierre Guichard.
“Heureusement, les résultats positifs nous permettent de tenir”, ajoute le Pr Mansourati qui se souvient d’un père de famille de quarante ans sauvé par le massage cardiaque de son fils de 10 ans, qu’il a ensuite réanimé à l’hôpital. Une décennie plus tard, il vit une vie normale. “Il n’y a pas que la mort qui confine au tragique, il y a aussi celle que l’on a pu éviter”, conclut-il.




