société

Histoire de la fatigue : d’une réalité organique au mal à l’âme

Autrefois compagne banale de l’effort, nous lui livrons aujourd’hui un combat corps à corps : la fatigue traduit désormais l’état d’un individu en continuel procès interne. Et qu’il s’agisse de notre vie pro ou perso, il nous est bien difficile d’accepter ces limites. À travers son Histoire de la fatigue, Georges Vigarello explore ce lent basculement, cette montée en complexité d’un état physique vers une expérience intime, psychique, existentielle.


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Ce qui s’inscrit dans les chairs depuis toujours est-il aussi le fruit d’une construction sociale ? C’est en tout cas le parti pris de l’historien français Georges Vigarello. Pour ce faire, le spécialiste remonte le temps et met en lumière les contradictions de l’Homme moderne. Un éclairage extrêmement pertinent qui nous permet de comprendre comment nous en sommes venus à inventer des mots tels que le burn-out, le mal du travailleur du XXIème siècle. Car, comme vous allez voir, travail et fatigue ont toujours fonctionné de pair.

Dès l’Antiquité, la fatigue incarne une limite humaine fondamentale, au même titre que la maladie, la vieillesse ou la mort. Le mot lui-même vient du latin fatigatio, et son opposé, defatigatio. Pourtant, l’histoire montre que la manière dont on perçoit et décrit la fatigue n’a rien d’universel. Elle est profondément liée aux représentations du corps, aux statuts sociaux et aux contextes culturels.

Au Moyen Âge, la fatigue du combattant est glorifiée, reflet d’un idéal militaire dominant. À l’inverse, celle du paysan, ou “vilain”, est ignorée ou méprisée, même si son harassement est quotidien. Le travail n’est pas encore associé à une temporalité précise : il est un enchaînement infini de tâches. Ce n’est qu’avec l’essor des villes et la fin du servage que la fatigue devient mesurable, et que naît l’idée d’une “limite possible” au-delà de laquelle le corps ne peut plus.

La sensibilité nouvelle des corps et des mots

Peu à peu, la langue elle-même invente de nouvelles nuances de fatigue. À partir du XVIIe siècle, on parle de “langueur”, puis de “courbature”, ou encore de “dépérissement”. Ce sont autant de façons de dire ce qui n’existait pas comme expérience nommée. “Notre civilisation invente des sensibilités, crée des nuances, fait exister des fatigues qui auparavant n’existaient pas”, écrit Vigarello.

C’est un tournant important : la fatigue devient culturelle. À chaque époque, à chaque milieu social, sa forme de fatigue. Les moines choisissent la fatigue rédemptrice, les nobles s’épuisent à la cour, et les hommes de loi, administrateurs et marchands évoquent déjà le poids des affaires. Fait paradoxal, “la ville classique invente ainsi autant de fatigues que d’infatiguabilités”. Descartes est parmi les premiers à entrevoir une “fatigue de l’esprit”, propre aux intellectuels. Mais elle reste encore suggérée, floue, peu théorisée.

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    La Révolution des Lumières : le moi au centre

    Le XVIIIe siècle, celui des Lumières, introduit une transformation majeure. L’homme devient plus sensible à lui-même, livré à sa propre existence avec le recul du divin. La fatigue n’est plus seulement perte de fluide ou usure mécanique : elle devient vide intérieur, perte de ressort, absence de stimulation. Elle touche au moral, aux projets de vie, au sens même de l’existence. L’épuisement devient un malaise intime, une façon de vivre son rapport au monde, avec autant de troubles refluant sur le “ressenti” de chacun.

    On aime s’écouter vivre”, écrit Vigarello. C’est une mutation anthropologique majeure. “La fatigue est autrement ressentie parce qu’autrement expliquée.” On bascule peu à peu du très cartésien “je pense donc je suis” au “je sens donc je suis”.

    Le XIXe siècle : fatigue industrielle, surmenage et neurasthénie

    Avec la Révolution industrielle, la fatigue prend une nouvelle tournure. Elle devient un indicateur de rendement, de productivité, mais aussi un motif de dénonciation sociale. Villermé, Marx et d’autres décrivent la fatigue ouvrière comme un effet destructeur de la machine capitaliste. À la fatigue valorisée des métiers censés concourir au bonheur social s’oppose la fatigue malheureuse et destructrice de la société industrielle.

    C’est aussi l’époque du surmenage, de la neurasthénie, formes précoces du burn-out. “Le surmenage n’est plus une simple atteinte des sens, ou perte de nerfs. Il est aussi incursion psychologique, entretien incoercible d’idées inquiètes et répétées”, poursuit l’auteur. Le corps-machine perd de sa superbe, les individus découvrent leurs limites mentales autant que physiques. L’homme moderne devient sujet à des formes de lassitude nouvelles, globales, diffuses.

    Le temps lui-même devient un repère d’épuisement. On mesure, on optimise, on s’interroge sur le prix du temps. Et dans l’élite, on cherche des pauses : les jardins d’agrément, les lieux de repos. Mais l’ambition reste là, et avec elle, la promesse d’une fatigue qui ne cesse de s’étendre. “La sensation de fatigue a pour résultat de nous mettre en garde contre un danger”, prévient pourtant le physiologiste Fernand Lagrange dès 1888.

    XXe siècle : le basculement psychique

    Le XXe siècle amorce une mutation décisive : celle de la psychologisation de la fatigue. “Le XXe siècle est celui de l’exploration de soi”, écrit Vigarello. Le corps s’efface peu à peu derrière l’esprit. La fatigue devient l’impossible réalisation de soi. La charge mentale, le stress, le burn-out prennent le relais de la courbature.“À une fatigue née de la résistance des choses s’ajoute une fatigue née de la résistance de soi, procès interne, personnel, voire intime.

    La société du tertiaire puis du quaternaire (celle de l’ordinateur, du bureau) fait émerger des fatigues invisibles, où l’on ne voit plus le corps flancher, mais l’esprit s’éteindre doucement. L’hyperconnexion, l’infobésité, la sur-stimulation et la solitude intérieure favorisent des formes de fatigue internes, silencieuses, mais redoutablement profondes. “L’effondrement serait d’abord psychologique, avant de se globaliser.

    Et la fatigue tisse sa toile dans toute la société  : on parle désormais de fatigue institutionnelle, démocratique, ou d’épuisement citoyen. Les formes nouvelles de management, le gain d’autonomie, réel ou supposé, les mobilités professionnelles imposées nourrissent un paradoxe contemporain saisissant : “Un consommateur qui a le pouvoir de décider, un employé qui le perd, un citoyen qui le revendique.”

    Fatigue contemporaine : un miroir de soi

    Aujourd’hui, la fatigue est devenue une manière d’être au monde, comme l’écrit le philosophe français Eric Fiat : “La fatigue est si protéiforme que l’on n’a aucune chance de l’emporter contre cet ennemi qui vient de partout […] Je propose d’abandonner les métaphores du combat et d’être le roseau de la fable de la Fontaine. Certains hommes se veulent chênes infatigables. Problème lorsque le vent arrive, le chêne résiste, puis est finalement déraciné. Être le roseau, c’est accepter la fatigue”. Il ne s’agit plus de lutter contre la fatigue comme contre un ennemi, mais d’accepter sa présence, de comprendre ce qu’elle dit de notre intériorité.

    C’est ainsi qu’on voit émerger des pratiques paradoxales, qui visent à jouer avec ses limites : ultra-trail, compétitions extrêmes, ou même les rythmes intenses de la vie professionnelle vécue comme un challenge. La fatigue, dans ces cas, devient expérience du dépassement, quête de sens autant que d’effort.

    Mais pour le plus grand nombre, elle reste un signal d’alerte, une protestation intime contre un monde devenu trop rapide, trop exigeant, trop flou. “La fatigue, faiblesse diffuse, insatisfaction obscure, insuffisance obstinée, est devenue une des manières d’être de notre temps”, conclut Vigarello.

    Paulina Jonquères d’Oriola

    Journaliste

    Journaliste et experte Future of work (ça claque non ?), je mitonne des articles pour la crème de la crème des médias […]

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