Anne-Sophie Vives (Les BURN’ettes) : “Aucun travail ne vaut la perte de votre santé”
Dans une autre vie, elle était notaire. Mais ça, c’était avant de fonder les BURN’ettes, un lieu unique dans lequel des spécialistes viennent en aide aux femmes victimes de burn-out. Anne-Sophie Vives nous raconte ici son histoire pour permettre à d’autres de trouver les clefs avant qu’il ne soit trop tard.
Le projet des BURN’ettes a démarré… avec votre propre burn-out. Pouvez-vous nous raconter ce qu’il s’est passé ?
Anne-Sophie Vives : Effectivement, le projet a commencé de façon fracassante le 15 février 2017. Ce jour-là, j’ai basculé de “superwoman” à “super looseuse”. J’ai vécu un burn-out si intense que j’ai dû arrêter de travailler pendant un an. À l’époque, j’étais notaire. Je passais jusqu’à 15 à 18 heures par jour à dormir, incapable de m’occuper de mes enfants ou même de lire. Le déclencheur principal a été professionnel, mais l’épuisement s’est aggravé quand ma fille est née et que je ne pouvais plus récupérer la nuit.
Comment avez-vous vécu cette période ?
C’était une période marquée par la honte et l’isolement. Le burn-out est stigmatisant : il est souvent perçu comme une faiblesse, un acte d’auto-complaisance, et un “coût” pour la société. Si je m’étais cassé une jambe, tout le monde aurait été bienveillant, mais là, c’était mon identité et ma compétence professionnelle qui étaient remises en question. Je n’ai pas parlé de mon burn-out, ni à mon employeur, ni à ma famille. Je faisais même semblant d’aller travailler, alors que j’étais incapable de fonctionner correctement.
Comment avez-vous commencé à reprendre le contrôle ?
Quand j’ai réalisé que ma mémoire immédiate ne fonctionnait plus, que je n’arrivais plus à lire ou à écrire, j’ai commencé à dessiner pour me réapproprier mon cerveau. C’est comme ça que l’idée de la bande dessinée est née. J’ai commencé à partager ces illustrations sur les réseaux sociaux, racontant la vie d’une femme qui se sentait comme un Calimero pour avoir échoué à tout gérer. À ma surprise, beaucoup de gens se sont reconnus dans mon expérience, et une communauté a commencé à se former.
C’est à ce moment-là que vous avez créé l'association "L BURN" ?
Oui, en 2018 et 2019, nous avons fondé l'association L’BURN pour aider spécifiquement les femmes touchées par le burn-out. Nous avons collaboré avec des professionnels et des chercheurs pour élaborer un protocole d’accompagnement adapté. L’association offre un soutien allant de l’effondrement jusqu’à la réinsertion, en passant par la prévention et la sensibilisation. Nous travaillons aussi avec des laboratoires de recherche pour mieux comprendre et affiner les méthodes de prise en charge.
Le burn-out est-il un sujet mieux compris aujourd'hui ?
Même s’il existait avant, le concept de burn-out date des années 70-80, mais ce n’est qu’après la crise sanitaire que le sujet a vraiment explosé. Aujourd’hui, chaque entreprise est confrontée à des problématiques de souffrance au travail, mais le burn-out reste mal compris et souvent galvaudé. Il est difficile de le diagnostiquer avec précision, car il peut être confondu avec la fatigue, la dépression ou d’autres troubles psychiques. Beaucoup de médecins ne sont pas formés pour en parler, ce qui complique encore le diagnostic et le traitement. D’ailleurs, par manque de consensus scientifique, le burn-out n’est pas reconnu comme une maladie professionnelle en France à ce jour.
Justement, le terme "burn-out" est-il trop utilisé à toutes les sauces selon vous ? On entend certaines voix qui s’élèvent contre l’utilisation outrancière du terme…
Le burn-out n’est pas un processus soudain, mais un effondrement progressif. Les gens peuvent être dans un stade précoce et déjà demander de l’aide, ce qui est une bonne chose. Cela peut sembler galvaudé, mais il est crucial de reconnaître ces signes avant l’effondrement total. Plus on attend, plus les dégâts sont importants. Après, il est vrai que certains confondent le burn-out avec d’autres troubles, comme la dépression ou le trouble bipolaire, d’où l’importance d’un diagnostic différentiel précis.
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Quelles sont les spécificités du burn-out chez les femmes ?
Ce n’est pas une question de fragilité physiologique, mais surtout de facteurs sociologiques et sociétaux. Les femmes subissent une double charge : professionnelle et domestique. Elles doivent souvent prouver plus pour obtenir les mêmes postes ou salaires que les hommes, tout en assumant la majorité des tâches familiales. Cela crée un terrain propice à l’épuisement, d’autant plus que beaucoup ne peuvent pas déléguer faute de moyens financiers. On constate aussi que des violences sexistes ou sexuelles au travail sont parfois liées au burn-out chez les femmes, ce qui renforce leur isolement. D’un point de vue physiologique, nous manquons encore de recul sur les différences femmes-hommes. C’est pourquoi nous allons mener une étude sur les biomarqueurs pour voir s’il existe des spécificités dans le repérage et l’expression du burn-out.
On sait souvent reconnaître le burn-out chez les autres, mais pourquoi est-ce si difficile pour soi-même ?
C’est l’un des paradoxes du burn-out : le déni est une étape normale. Ce syndrome touche souvent des personnes très engagées, qui compensent les exigences de leur travail par un acharnement physique et mental. On se retrouve à ignorer les signaux d’alerte de son corps : douleurs, troubles du sommeil, infections fréquentes… On va consulter pour des symptômes isolés sans comprendre que tout est lié au stress chronique. On continue à vouloir être performant jusqu’à s’écrouler, car on ne sait plus comment arrêter le train lancé à 300 km/h.
C’est exactement ce qui vous est arrivé ?
Oui. Mon corps m’a envoyé de nombreux signaux : tendinites, bursites, ulcères, perte de cheveux… À chaque fois, je traitais le symptôme sans en comprendre la cause. Puis est arrivé un moment où je me suis dissociée de mon corps. Il me lâchait, mais je me disais, allez, encore un petit effort. Je n’étais plus qu’un cerveau, jusqu’où jour où les troubles cognitifs sont arrivés : typiquement, des chutes inexpliquées, une difficulté à me concentrer pour lire, un ralentissement dans l’exécution de mes tâches. Alors je compensais en travaillant davantage. Car il fallait bien que je ramène de l’argent à la maison pour m’occuper des enfants. Je savais que je fonçais droit dans le mur mais quelque part, j’acceptais la mort comme une fatalité. Je ne savais pas comment faire autrement.
Que diriez-vous à une personne qui sent qu’elle est prise dans cet engrenage ?
Il est crucial de ne pas attendre d’aller trop loin. Dès les premiers signes, on peut réajuster. Des troubles du sommeil, des ruminations sur le travail ou les enfants, des petits pépins de santé, des mères qui ne se reconnaissent plus car elles se mettent à hurler sur leurs enfants, des comportements addictifs, un isolement social… Tous ces signaux doivent être pris en compte. Souvent, l’entourage alerte mais la personne est dans le déni. Or, un burn-out peut entraîner des séquelles importantes, parfois irréversibles, que ce soit d’un point de vue physiologique (troubles cardiaques par exemple), ou professionnel (impossibilité de reprendre son travail d’avant). Il ne faut pas hésiter à consulter, à demander de l’aide et à poser des limites. Aucun travail ne vaut la perte de votre santé. Il est aussi essentiel de revoir son équilibre de vie, de se ménager du temps pour soi, et de ne pas se laisser happer par un cycle de surcompensation.
Que faire concrètement pour se protéger ?
Il convient d’abord d’agir sur l’organisation du travail, même si en tant qu’individu il est parfois difficile d’avoir un impact sur cela. Déjà, il existe des garde-fous qui sont présents dans le droit du travail et le contrat de travail, comme respecter les heures légales et les pauses. N’hésitez pas non plus à discuter avec votre manager pour ajuster la charge de travail à travers un allégement provisoire par exemple.
Utilisez les dispositifs existants, comme les services de santé au travail, la médecine du travail qui va pouvoir vous aider à aménager le poste. Sur le plan personnel, réduisez les exigences (par exemple, évitez de mener de front un projet personnel exigeant comme un déménagement), acceptez de vous faire aider, et investissez dans des moments de récupération. Ces moments doivent être à la hauteur de votre fatigue.
Il peut être intéressant de faire le point sur le temps que l’on accorde au travail, aux enfants, à son hygiène de vie, à soi-même. Réapprendre à écouter son corps est fondamental, tout comme se reconnecter à soi-même par des pratiques apaisantes en lâchant les stimulations cognitives comme le téléphone, les emails, les tâches intellectuelles. Enfin, en parler reste le premier pas vers la guérison. Verbaliser permet d’analyser les schémas que l’on met en place au travail et qui nous empêchent d’avancer.