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Quelle image les séries nous renvoient-elles des femmes au travail ?

Quelle image des femmes au travail les séries nous renvoient-elles ? En tant que miroir du quotidien, les séries qui mettent en scène des travailleuses en disent long sur l’évolution de la condition féminine en milieu professionnel, et du regard que la société a porté et porte sur la place des femmes au travail.


9 min
19 décembre 2023par Léa François

Amanda Woodward, Meredith grey, Annalise Keating. Qu’ont en commun ces trois personnages de fiction ? D’être de sacrées bosseuses ! Mais chacune à leur manière, et dans leur domaine : directrice d’une agence de pub, chirurgienne et avocate, ces héroïnes – issues de séries datant des années 90 jusqu’à nos jours – portent en elles une représentation des femmes au travail à un instant T, et radiographient ainsi l’évolution de la condition féminine dans le monde professionnel. Décryptage du rôle des séries sur ce sujet avec la journaliste et critique culturelle Jennifer Padjemi, autrice du livre Féminismes & Pop Culture.

La figure de la working girl

Aujourd’hui, on a plus en tête l’image de la girl boss – qui a d’ailleurs été pas mal écornée ces dernières années – mais la working girl, c’est grosso modo son ancêtre, et c’est cette figure que les séries vont essentiellement mettre en avant dans les années 80-90 : “C’est cette femme qui a envie d’avoir une carrière plus qu’une vie maritale et familiale, et qui va tout faire pour se faire une place dans un milieu majoritairement masculin, amorce Jennifer Padjemi.

On peut penser à Amanda Woodward dans Melrose Place qui renvoie vraiment l’image de cette femme qui ne se laisse pas faire. Elle est prête à toutvoire à faire des coups baspour accéder à un statut supérieur, elle veut gagner beaucoup d’argent, mais elle a aussi une image “castratrice” car elle a une place importante au travail qui se répercute dans sa vie amoureuse poursuit-elle.

Une figure plutôt prestigieuse en soi, celle d’une femme qui sort du statut qui lui a été assigné par la société et se fraye un chemin parmi les hommes pour prendre la place qui lui revient. Mais un personnage souvent peu nuancé, plutôt caricatural et réducteur : son travail, c’est sa vie.

Et donc on ne s’appesantit pas sur sa psychologie. “On représentait plus des moments-clés d’enjeux professionnels, mais on comprenait moins ce que ça engendrait plus globalement en elle émotionnellement. On parlait moins de santé mentale, de santé, de questions corporelles, etc”, argumente la journaliste.

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La super woman qui gère carrière et vie perso

Pendant longtemps, réussir au travail en tant que femme, si on en croit l’image popularisée de la working girl, c’était donc être badass, sacrifier sans une larme ses relations sociales, ses hobbies, sa famille, pour un job auquel on se dédie corps et âme. Mais dans les années 2000, émerge une autre tendance dans les séries : celle d’une femme qui ne renonce pas à sa vie maritale et familiale, mais qui reste pour autant carriériste. Vous la sentez venir la double injonction ?

À ce titre, Grey’s Anatomy illustre parfaitement ce double carcan qui pèse sur les épaules des femmes. Et un moment en particulier vient cristalliser ces enjeux, aux yeux de Jennifer Padjemi : “Il y a un nœud dans cette série, c’est quand un couple de médecins brillants, Meredith et Dereck, ont chacun envie de réussir et d’approfondir leurs recherches. Meredith se bat contre son mari pour faire comprendre que ce qu’elle fait est aussi important que ce que lui fait, et qu’elle n’a pas à délaisser sa vie professionnelle pour pouvoir s’occuper des enfants, raconte-t-elle. C’est un moment très rare à la télé : on ne voit pas souvent ce que c’est que d’être en compétition dans un couple, mais aussi ce que ça représente pour des femmes que la société dirige naturellement vers le foyer, en disant ‘c’est déjà bien que tu sois médecin, tu ne vas pas non plus en demander trop’”.

La série n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat sur les questions d’inégalités femmes-hommes, en campant des internes et des chirurgiennes qui discutent d’écarts de salaire, d’équilibre vie pro/vie perso, de leurs ambitions pour devenir cheffes ou encore de rivalité face à des hommes qui sont plus mis en avant ou disposent de davantage d’opportunités professionnelles.

Réussir au boulot ou être épanouie, il faut choisir

De nombreuses séries véhiculent d’ailleurs une représentation assez univoque des employées carriéristes : les femmes étant historiquement assignées au foyer, celles qui en sortent pour accéder au monde professionnel ont forcément quelque chose qui cloche dans la vie perso : “soit elle est célibataire, donc c’est un échec dans les yeux de la société, soit elle n’a pas d’enfants, donc c’est un échec dans les yeux de la société, soit elle a des problèmes d’alcoolisme, d’addiction, développe la critique culturelle. C’est toujours comme s’il fallait choisir un pan, et que le fait de privilégier la voie professionnelle empêchait d’être une femme épanouie par ailleurs, selon des codes très normatifs” résume-t-elle.

La journaliste met aussi en garde contre la représentation inverse : “montrer que tout est possible est aussi biaisé : mettre en scène une femme qui réussit professionnellement, qui a une vie amoureuse géniale, qui a des enfants et que ça a l’air génial… Le défi, c’est de trouver ce juste milieu : ce n’est pas parce qu’une femme peut réussir dans plein de domaines de sa vie qu’elle est heureuse” nuance-t-elle.

Vers des personnages féminins complexes

Mais depuis une dizaine d’années, les séries s’autonomisent de cette vision très manichéenne de la femme active qui réussit, et qui est soit une working girl se comportant comme un homme, soit une super woman arrivant à jongler entre vie pro et vie perso sans que son bruching parfait ne bouge d’un iota, soit encore une femme carriériste dont la vie sociale et familiale est un champ de ruines.

On commence enfin à injecter de la nuance, à écrire des personnages féminins un peu plus complexes, avec plus d’aspérités : à dépeindre des bosseuses avec des failles. Pour Jennifer Padjemi, c’est Annalise Keating – l’avocate de la défense pénale dans la série How To Get Away With Murder – qui lui vient immédiatement à l’esprit.

“C’est un personnage brouillon, qui a des problèmes de santé mentale, qui est alcoolique, qui a plein de traumas. C’est intéressant de voir comment, au travail, elle a cette poigne, qui n’est pas liée à un cliché de femme noire en colère, mais qui est plus dans l’idée qu’elle n’a pas le choix”, amorce-t-elle.

Elle a très vite compris que pour se faire une place, elle devait se présenter d’une certaine manière, garder un cap de discours, de manière d’interagir avec ses collègues. C’est une avocate, mais c’est pas la belle vie totale. On n’est pas dans l’idée d’idéaliser un travail prestigieux, ça montre aussi que c’est un milieu très compliqué” poursuit la journaliste.

Une force de caractère et une ambivalence que l’on retrouve aussi dans le personnage de Miranda Bailey, dans Grey’s Anatomy : “On la voit évoluer, de cette interne toute timide qui ne voulait pas prendre de place et s’est fait marcher sur les pieds, jusqu’à devenir cheffe de l’hôpital […] Ce qui est intéressant aussi, c’est que son rapport à son statut de cheffe n’est pas unilatéral : à un moment donné, elle décide de ne plus l’être parce qu’elle veut prendre soin de sa santé mentale et qu’elle estime qu’il n’y a pas que sa carrière. Il y a un bon équilibre entre une personne qui en veut, qui est très bonne dans ce qu’elle fait, mais qui a aussi ses failles, qui a eu des problèmes de santé mentale, qui a vécu du racisme. C’est bien de montrer aussi des trajectoires qui ne sont pas liées qu’à la vie professionnelle argumente la critique culturelle.

Et si on montrait la vraie vie ?

Se rapprocher de la réalité, c’est écrire des personnages complexes, mais c’est aussi arrêter de représenter une seule catégorie de métiers renommés, et donner à voir des Madames Tout-le-monde dans les séries. “À partir des années 2010, il y a eu un shift avec l’envie de raconter les galères, de moins dépeindre un côté carriériste où tout fonctionne à merveille, parce qu’il y a eu une crise sociale, parce que pleins de jeunes diplômés n’ont pas forcément le travail dont ils rêvaient pendant leurs études” analyse Jennifer Padjemi.

À ce titre, la journaliste convoque deux exemples de séries : Girls montre “quelque chose de plus réaliste où les gens peuvent se reconnaitre, plus que dans le profil de la working woman qui est à la tête d’une équipe et arrive en tailleur. Tout le monde n’est pas avocate, médecin, ingénieure, et n’aspire pas forcément à des métiers qui requièrent beaucoup d’années d’étude. On est aussi en rupture avec des personnages pour qui tout roule et qui laissent penser que c’est facile d’être une femme au travail”commente-t-elle.

Autre exemple : la série Insecure, qui donne à voir, à travers le personnage d’Issa Dee, une femme qui évolue dans un milieu professionnel plutôt lambda : “elle travaille dans une organisation sociale et rêve de percer dans une industrie créative à côté, ce qui est beaucoup plus proche de la réalité de personnes plus jeunes” relève la journaliste.

Quand on demande à Jennifer Padjemi vers quelle représentation du monde du travail, plus globalement, devraient tendre les séries, elle a sa petite idée : “Dans les prochaines années, je pense qu’on devrait aller vers des séries où on décentre le travail. Une série comme Broadcity, c’est des meufs qui galèrent et qui font des shitty jobs. C’est ‘on travaille pour subvenir à nos besoins, mais on n’est pas carriéristes’. On va peut-être revenir vers ça mais en allant un peu plus loin, avec toute la question du bien-être, de prendre soin de soi, en tout cas de se décentrer du travail comme quelque chose de fondamental, ce qui n’est pas du tout représentatif de ce que plein de gens estiment” conclue-t-elle.

Léa François

Journaliste

Journaliste qui écrit avec ses tripes, pour porter la parole de celleux qui ne l’ont pas toujours. A postulé ici le lendemain […]

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